Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/372

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d’exemples. Cettuy-cy en est : Spurina, jeune homme de la Toscane,

Qualis gemma micat, fulvum quae dividit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale, per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho,
Lucet ebur,

estant doué d’une singuliere beauté, et si excessive que les yeux plus continents ne pouvoient en souffrir l’esclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fiévre et de feu qu’il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy-mesmes et contre ces riches presens que nature luy avoit faits, comme si on se devoit prendre à eux de la faute d’autruy, et détailla et troubla, à force de playes qu’il se fit à escient et de cicatrices, la parfaicte proportion et ordonnance que nature avoit si curieusement observée en son visage. Pour en dire mon advis, j’admire telles actions plus que je ne les honnore : ces excez sont ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau et consciencieux, mais, à mon advis, un peu manque de prudence. Quoy ? si sa laideur servit depuis à en jetter d’autres au peché de mespris et de haine ou d’envie pour la gloire d’une si rare recommandation, ou de calomnie, interpretant cette humeur à une forcenée ambition. Y a il quelque forme de laquelle le vice ne tire, s’il veut, occasion à s’exercer en quelque maniere ? Il estoit plus juste et aussi plus glorieux qu’il fist de ces dons de Dieu un subject de vertu examplaire et de reglement. Ceux qui se desrobent aux offices communs et à ce nombre infiny de regles espineuses à tant de visages qui lient un homme d’exacte preud’hommie en la vie civile, font, à mon gré, une belle espargne, quelque pointe d’aspreté peculiere qu’ils s’enjoignent. C’est aucunement mourir pour fuir la peine de bien vivre. Ils peuvent avoir autre pris ; mais le pris de la difficulté, il ne m’a jamais semblé qu’ils l’eussent, ny qu’en malaisance, il y ait rien au delà de se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à tous les membres de sa charge. Il est à l’adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout point en la compaignie de sa femme ; et a l’on de quoy couler plus incurieusement en la pauvreté qu’en l’abondance justement dispensée : l’usage conduict selon raison a plus d’aspreté que n’a l’abstinence. La moderation est vertu bien plus affaireuse que n’est la souffrance. Le bien vivre du jeune Scipion a mille façons ; le bien vivre de Diogenes n’en a qu’une. Cette-cy surpasse d’autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en utilité et en force.


Observations sur les moyens de faire la guerre de Julius Cæsar.
Chap. XXXIIII.



ON recite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particuliere recommandation : comme le grand Alexandre, Homere : Scipion l’Aphricain, Xenophon ; Marcus Brutus, Polybius ; Charles cinquiesme, Philippe de Comines ; et dit-on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit ; mais le feu Mareschal Strossy, qui avoit pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi : car, à la verité, ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l’art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d’une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, que, à mon goust, il n’y a aucuns escrits au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie. Je veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares, sur le faict