Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/378

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toute la mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu’il a faites à main armée, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire : car avec combien foibles moyens entreprint-il de subjuguer le Royaume d’Aegypte, et, depuis, d’aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes ? Ces gens là ont eu je ne sçay quelle plus qu’humaine confiance de leur fortune. Et disoit-il qu’il failloit executer, non pas consulter, les hautes entreprises. Apres la bataille de Pharsale, ayant envoyé son armée devant en Asie, et passant avec un seul vaisseau le destroit de l’Helespont, il rencontra en mer Lucius Cassius avec dix gros navires de guerre ; il eut le courage non seulement de l’attendre, mais de tirer droit vers luy et le sommer de se rendre ; et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux siege d’Alexia, où il y avoit quatre vints mille hommes de deffence, toute la Gaule s’estant eslevée pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armée de cent neuf mille chevaux et de deux cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance fut ce de n’en vouloir abandonner son entreprise et se resoudre à deux si grandes difficultez ensemble ? Lesquelles toutesfois il soustint ; et, apres avoir gaigné cette grande bataille contre ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu’il tenoit enfermez. Il en advint autant à Lucullus au siege de Tigranocerta contre le Roy Tigranes, mais d’une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire. Je veux icy remarquer deux rares evenemens et extraordinaires sur le fait de ce siege d’Alexia : l’un, que les Gaulois, s’assemblans pour venir trouver là Caesar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrancher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu’ils n’en