Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/379

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tombassent en confusion. Cet exemple est nouveau de craindre à estre trop ; mais, à le bien prendre, il est vray-semblable que le corps d’une armée doit avoir une grandeur moderée et reglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au-moins seroit il bien aisé à verifier, par exemple, que ces armées monstrueuses en nombre n’ont guere rien fait qui vaille. Suivant le dire de Cyrus en Xenophon, que ce n’est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l’advantage, le demeurant servant plus de destourbier que de secours. Et Bajazet print le principal fondement à sa resolution de livrer journée à Tamburlan, contre l’advis de tous ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy lui donnoit certaine esperance de confusion. Scanderberch, bon juge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattans fideles devoient baster à un suffisant chef de guerre pour garantir sa reputation en toute sorte de besoin militaire. L’autre point, qui semble estre contraire et à l’usage et à la raison de la guerre, c’est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltées, print party de s’aller enfermer dans Alexia. Car celuy qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu’au cas de cette extremité qu’il y alat de sa derniere place et qu’il n’y eut rien plus à esperer qu’en la deffence d’icelle ; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en general à toutes les parties de son gouvernement. Pour revenir à Caesar, il devint, avec le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius : estimant qu’il ne devoit aysement hazarder l’honneur de tant de victoires, lequel une seule defortune luy pourroit faire perdre. C’est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se void aux jeunes gens, les nommant necessiteux d’honneur, bisognosi d’honore, et qu’estant encore en cette grande faim et disete de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque pris que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont desjà acquis à suffisance. Il y peut avoir quelque juste moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit, comme aux autres ; assez de gens le practiquent ainsi. Il estoit bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple