Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/391

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occasions nous pressent au contraire, il faut r’appeller la vie, voire avecque tourment ; il faut arrester l’ame entre les dents, puis que la loy de vivre, aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plait, mais autant qu’ils doivent. Celuy qui n’estime pas tant sa femme ou un sien amy que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol : il faut que l’ame se commande cela, quand l’utilité des nostres le requiert ; il faut par fois nous prester à nos amis, et, quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre notre dessein pour eux. C’est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d’autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict ; et est un traict de bonté singuliere de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité plus grande, c’est la nonchalance de sa durée et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doux, agreable et profitable à quelqu’un bien affectionné. Et en reçoit on une tres-plaisante recompense, car qu’est-il plus doux que d’estre si cher à sa femme qu’en sa consideration on en devienne plus cher à soy-mesme ? Ainsi ma Pauline m’a chargé non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m’a pas esté assez de considerer combien resoluement je pourrois mourir, mais j’ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que vivre. Voylà ses mots, excellens comme est son usage.


Des plus excellens hommes.
Chap. XXXVI.



SI on me demandoit le chois de tous les hommes qui sont venus à ma connoissance, il me semble en trouver trois excellens au dessus de tous les autres. L’un Homere : non pas qu’Aristote ou Varro (pour exemple) ne fussent à