Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/392

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l’adventure aussi sçavans que luy, ny possible encore qu’en son art mesme Vergile ne luy soit comparable : je le laisse à juger à ceux qui les connoissent tous deux. Moy qui n’en connoy que l’un, puis dire cela seulement selon ma portée, que je ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du Romain :

Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis.

Toutesfois, en ce jugement, encore ne faudroit il pas oublier que c’est principalement d’Homere que Vergile tient sa suffisance ; que c’est son guide et maistre d’escole, et qu’un seul traict de l’Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Eneide. Ce n’est pas ainsi que je conte : j’y mesle plusieurs autres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l’humaine condition. Et, à la verité, je m’estonne souvent que luy, qui a produit et mis en credit au monde plusieurs deitez par son auctorité, n’a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent ; estant avant que les sciences fussent redigées en regle et observations certaines, il les a tant connues que tous ceux qui se sont meslez depuis d’establir des polices, de conduire guerres, et d’escrire ou de la religion ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des ars, se sont servis de luy comme d’un maistre tres-parfaict en la connoissance de toutes choses, et de ses livres comme d’une pepiniere de toute espece de suffisance,

Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit ;

et, comme dit l’autre,

A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pyeriis labra rigantur aquis.

Et l’autre,

Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus