Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/409

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se servent encore de cet empirement, et en font leurs affaires par cet autre moyen qui ne leur peut jamais faillir, c’est de nous payer, lors que la maladie se trouve rechaufée par leurs applications, de l’asseurance qu’ils nous donnent qu’elle seroit bien autrement empirée sans leurs remedes. Celuy qu’ils ont jetté d’un morfondement en une fievre quotidienne, il eust eu sans eux la continue. Ils n’ont garde de faire mal leurs besoignes, puis que le dommage leur revient à profit. Vrayement, ils ont raison de requerir du malade une application de creance favorable : il faut qu’elle le soit, à la verité, en bon escient et bien soupple, pour s’appliquer à des imaginations si mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos qu’il n’apartenoit qu’aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut despend de la vanité et fauceté de leurs promesses. Aesope, autheur de tres-rare excellence et duquel peu de gens descouvrent toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité tyrannique qu’ils usurpent sur ces pauvres ames affoiblies et abatues par le mal et la crainte ; car il conte qu’un malade estant interrogé par son medecin quelle operation il sentoit des medicamens qu’il luy avoit donnez : J’ay fort sué, respondit-il.--Cela est bon, dit le medecin. A une autre fois il luy demanda encore comme il s’estoit porté dépuis : J’ay eu un froid extreme, fit-il, et ay fort tremblé.--Cela est bon, suyvit le medecin. A la troisiesme fois il luy demanda de rechef comment il se portoit : Je me sens, dit-il, enfler et bouffir comme d’ydropisie.--Voylà qui va bien, adjousta le medecin. L’un de ses domestiques venant apres à s’enquerir à luy de son estat : Certes, mon amy, respond-il, à force de bien estre je me meurs. Il y avoit en Aegypte une loy plus juste par laquelle le medecin prenoit son patient en charge, les trois premiers jours, aux perils et fortunes du patient ; mais, les trois jours passez, c’estoit aux siens propres : car quelle raison y a il