Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/410

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qu’Aesculapius, leur patron, ait esté frappé du foudre pour avoir r’amené Heleine de mort à vie ;

Nam pater omnipotens, aliquem indignatus ab umbris
Mortalem infernis ad lumina surgere vitae,
Ipse repertorem medicinae talis et artis
Fulmine Phoebigenam stygias detrusit ad undas ;

et ses suyvans soyent absous qui envoyent tant d’ames de la vie à la mort ? Un medecin vantoit à Nicocles son art estre de grande auctorité : Vrayment c’est mon, dict Nicocles, qui peut impunement tuer tant de gens. Au demeurant, si j’eusse esté de leur conseil, j’eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse : ils avoyent assez bien commencé, mais ils n’ont pas achevé de mesme. C’estoit un bon commencement d’avoir fait des dieux et des demons autheurs de leur science, d’avoir pris un langage à part, une escriture à part ; quoy qu’en sente la philosophie, que c’est follie de conseiller un homme pour son profit par maniere non intelligible : Ut si quis medicus imperet ut sumat : Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam. C’estoit une bonne regle en leur art, et qui accompaigne toutes les arts fantastiques, vaines et supernaturelles, qu’il faut que la foy du patient preoccupe par bonne esperance et asseurance leur effect et operation. Laquelle reigle ils tiennent jusques là que le plus ignorant et grossier medecin, ils le trouvent plus propre à celuy qui a fiance en luy que le plus experimenté inconnu. Le chois mesmes de la pluspart de leurs drogues est aucunement mysterieux et divin : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lezart, la fiante d’un Elephant, le foye d’une taupe, du sang tiré soubs l’aile droite d’un pigeon blanc ; et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent desdaigneusement de nostre misere), des crotes de rat pulverisées, et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide. Je laisse à part le nombre imper de leur pillules, la destination de certains jours et festes de l’année, la distinction des heures à cuillir les herbes de leurs ingrediens, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance,