Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/416

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voit et manie ce qu’elle fait ; il y a moins à conjecturer et à deviner, là où les medecins n’ont point de speculum matricis qui leur découvre nostre cerveau, nostre poulmon et nostre foye. Les promesses mesmes de la medecine sont incroiables : car, ayant à prouvoir à divers accidents et contraires, qui nous pressent souvent ensemble et qui ont une relation quasi necessaire, comme la chaleur du foye et froideur de l’estomach, ils nous vont persuadant que, de leurs ingrediens, cettuy-cy eschaufera l’estomach, cet autre refreschira le foye ; l’un a sa charge d’aller droit aux reins, voire jusques à la vessie, sans estaler ailleurs ses operations, et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de destourbiers, jusques au lieu au service duquel il est destiné par sa proprieté occulte ; l’autre assechera le cerveau ; celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas ayant faict une mixtion de breuvage, n’est ce pas quelque espece de resverie d’esperer que ces vertus s’aillent divisant et triant de cette confusion et meslange, pour courir à charges si diverses ? Je craindrois infiniement qu’elles perdissent ou eschangeassent leurs ethiquetes et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer que, en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent et alterent l’une l’autre ? Quoy, que l’execution de cette ordonnance dépend d’un autre officier, à la foy et mercy duquel nous abandonnons encore un coup nostre vie ? Comme nous avons des prepouintiers, des chaussetiers pour nous vestir, et en sommes d’autant mieux servis que chacun ne se mesle que de son subject et a sa science plus restreinte et plus courte que n’a un tailleur qui embrasse tout ; et comme, à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité, ont des offices distinguez de potagiers et de rostisseurs, de quoy un cuisinier qui prend la charge universelle, ne peut si exquisement venir à bout ; de mesme, à nous guerir, les Aegyptiens avoient raison de rejetter ce general mestier de medecin et descoupper cette profession : à chaque maladie, à chaque partie du corps, son ouvrier, car elle en estoit bien plus propremant et moins confuséement traictée de ce qu’on ne regardoit qu’à elle specialement. Les nostres ne s’advisent pas que qui pourvoid à tout, ne pourvoid à rien ; que la totale police de ce petit monde leur est indigestible. Cependant qu’ils craignent d’arrester le cours d’un dysenterique pour ne luy causer la fiévre, ils me tuarent un amy qui valoit mieux que tout, tant qu’ils sont. Ils mettent leurs divinations au poids, à l’encontre des maux presents, et, pour ne guerir le cerveau au prejudice de l’estomac offencent l’estomac et empirent le cerveau par ces drogues tumultuaires et dissentieuses. Quant à la varieté et foiblesse des raisons de cet art, elle est plus apparente qu’en aucun autre art : Les choses aperitives sont utiles à un homme coliqueus, d’autant qu’ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent cette matiere gluante de laquelle se bastit la grave et la pierre, et conduisent contre-bas ce qui se commence à durcir et amasser aux reins. Les choses aperitives sont dangereuses à un homme coliqueus, d’autant qu’ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent vers les reins la matiere propre à