Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/54

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tromper. Si nous y mordions, que seroit-ce de nous ; mesme en ce temps, où les Juges qui ont à decider noz controverses, sont communément partisans de l’enfance et interessez ?

Au cas que cette pipperie m’eschappe à voir, aumoins ne m’eschappe-il pas, à voir que je suis tres-pippable. Et aura-on jamais assez dit, de quel prix est un amy, à comparaison de ces liaisons civiles ? L’image mesme, que j’en voy aux bestes, si pure, avec quelle religion je la respecte !

Si les autres me pippent, aumoins ne me pippe-je pas moy-mesme à m’estimer capable de m’en garder : ny à me ronger la cervelle pour me rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiete et tumultuaire curiosité, mais par diversion plustost, et resolution. Quand j’oy reciter l’estat de quelqu’un, je ne m’amuse pas à luy : je tourne incontinent les yeux à moy, voir comment j’en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m’advertit et m’esveille de ce costé-là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d’un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier aussi bien qu’estendre nostre consideration.

Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de leur cause, courant en avant temerairement à l’encontre de celle qu’ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits, propres à leur estre relancez plus avantageusement.

Feu M. le Mareschal de Monluc, ayant perdu son filz, qui mourut en l’Isle de Maderes, brave gentil-homme à la verité et de grande esperance, me faisoit fort valoir entre ses autres regrets, le desplaisir et creve-cœur qu’il sentoit de ne s’estre jamais communiqué à luy : et sur cette humeur d’une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien cognoistre son filz ; et aussi de luy declarer l’extreme amitié qu’il luy portoit, et le digne jugement qu’il faisoit de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disoit-il, n’a rien veu de moy qu’une contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance, que je n’ay sçeu ny l’aimer ny l’estimer selon son merite. A qui gardoy-je à descouvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame ? estoit-ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu’une façon tyrannique. Je trouve que cette plainte estoit bien prise et raisonnable : Car comme je sçay par une trop certaine experience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de noz amis, que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entiere communication d’un amy. En vaux-je mieux d’en avoir le goust, ou si j’en vaux moins ? j’en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m’honnore. Est-ce pas un pieux et plaisant office de ma vie, d’en faire à tout jamais les obseques ? Est-il jouyssance qui vaille cette privation ?

Je m’ouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie tres-volontiers l’estat de ma volonté, et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me haste de me produire, et de me presenter : car je ne veux pas qu’on s’y mesconte, à quelque part que ce soit.

Entre autres coustumes particulieres qu’avoient noz anciens Gaulois, à ce que dit