Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/85

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vertu, de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinées : que d’empescher à vive force leur progrez ; et s’estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s’armer et se bander pour arrester leur course, et les vaincre : et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d’estre simplement garny d’une nature facile et debonnaire, et desgoustée par soy mesme de la desbauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu’elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la foiblesse, que je ne sçay pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d’innocence, sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuvent arriver à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeller) le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes, par faute de bien juger de tels accidens, et ne les concevoir tels qu’ils sont. La faute d’apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les effects vertueux. Comme j’ay veu souvent advenir, qu’on a loué des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme.

Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au des-avantage de sa nation : Que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions estoit si grande, qu’ils prevoyoient les dangers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de si loing, qu’il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit souvent à la guerre prouvoir à leur seurté, voire avant que d’avoir recognu le peril : Que nous et les Espagnols, qui n’estions pas si fins, allions plus outre ; et qu’il nous falloit faire voir à l’œil et toucher à la main, le danger avant que de nous en effrayer ; et que