Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/84

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jugemens populaires et effeminez d’aucuns hommes ont jugé : car cette consideration est trop basse, pour toucher un cœur si genereux, si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose mesme en soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouvons faire.

La Philosophie m’a faict plaisir de juger, qu’une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu’en celle de Caton : et qu’à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l’accompagnoyent, de prouvoir autrement à leur faict. Catoni, cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset : moriendum potius quam tyranni vultus aspiciendus erat.

Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J’interprete tousjours la mort par la vie. Et si on m’en recite quelqu’une forte par apparence, attachée à une vie foible : je tiens qu’ell’ est produitte de cause foible et sortable à sa vie.

L’aisance donc de cette mort, et cette facilité qu’il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu’elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l’accident de sa prison, de ses fers, et de sa condemnation ? Et qui ne recognoist en luy, non seulement de la fermeté et de la constance (c’estoit son assiette ordinaire que celle-là) mais encore je ne sçay quel contentement nouveau, et une allegresse enjoüée en ses propos et façons dernieres ? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa jambe, apres que les fers en furent hors : accuse-il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d’entrer en cognoissance des choses advenir ? Caton me pardonnera, s’il luy plaist ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne sçay comment, plus belle.

Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m’en envoyent une telle, fit-il.

On voit aux ames de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, je fay grand doubte qu’il y en ait eu) une si parfaicte habitude à la vertu, qu’elle leur est passée en complexion. Ce n’est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse : c’est l’essence mesme de leur ame, c’est son train naturel et ordinaire. Ils l’ont renduë telle, par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame, estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu’elles commencent à s’esbranler.

Or qu’il ne soit plus beau, par une haulte et divine resolution, d’empescher la naissance des tentations ; et de s’estre formé à la