Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tation. S’ils se rabaissent à la conference commune et qu’on leur presente autre chose qu’aprobation et reverence, ils vous assomment de l’authorité de leur experience : ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict ; vous estes accablé d’exemples. Je leur dirois volontiers que le fruict de l’experience d’un chirurgien n’est pas l’histoire de ses practiques, et se souvenir qu’il a guery quatre empestez et trois gouteux, s’il ne sçait de cet usage tirer dequoy former son jugement, et ne nous sçait faire sentir qu’il en soit devenu plus sage à l’usage de son art. Comme, en un concert d’instruments, on n’oit pas un leut, une espinete et la flutte, on oyt une harmonie en globe, l’assemblage et le fruict de tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c’est à la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n’est pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir ; et les faut avoir digerées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu’elles portent. Il ne fut jamais tant d’historiens. Bon est il tousjours et utile de les ouyr, car ils nous fournissent tout plain de belles instructions et louables du magasin de leur memoire ; grande partie, certes, au secours de la vie ; mais nous ne cerchons pas cela pour cette heure, nous cerchons si ces recitateurs et recueilleurs sont louables eux mesme. Je hay toute sorte de tyrannie, et la parliere, et l’effectuelle. Je me bande volontiers contre ces vaines circonstances qui pipent nostre jugement par les sens ; et, me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires, ay trouvé que ce sont, pour le plus, des hommes comme les autres,


Rarus enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.

A l’avanture, les estime l’on et aperçoit moindres qu’ils ne sont, d’autant qu’ils entreprennent plus et se montrent plus : ils ne respondent point au faix qu’ils ont pris. Il faut qu’il y ayt plus de vigueur et de pouvoir au porteur qu’en la charge. Celuy qui n’a pas remply sa force, il vous laisse deviner s’il a encore de la force au delà, et s’il a esté essayé jusques à son dernier point ;