Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/150

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aussi nous piquent plus les petits affaires. La tourbe des menus maux offence plus que la violence d’un, pour grand qu’il soit. A mesure que ces espines domestiques sont drues et desliées, elles nous mordent plus aigu et sans menace, nous surprenant facilement à l’impourveu. Je ne suis pas philosophe : les maux me foullent selon qu’ils poisent ; et poisent selon la forme comme selon la matiere, et souvent plus. J’en ay plus de cognoissance que le vulgaire ; si j’ay plus de patience. En fin, s’ils ne me blessent, ils m’offencent. C’est chose tendre que la vie et aysée à troubler. Depuis que j’ay le visage tourné vers le chagrin (nemo enim resistit sibi cum coeperit impelli), pour sotte cause qui m’y aye porté, j’irrite l’humeur de ce costé là, qui se nourrit après et s’exaspere de son propre branle ; attirant et emmoncellant une matiere sur autre, de quoy se paistre.

Stillicidi casus lapidem cavat.

Ces ordinaires goutieres me mangent. Les inconvenients ordinaires ne sont jamais legiers. Ils sont continuels et irreparables, nomément quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et inseparables. Quand je considere mes affaires de loing et en gros, je trouve, soit pour n’en avoir la memoire guere exacte, qu’ils sont allez jusques à cette heure en prosperant outre mes contes et mes raisons. J’en retire, ce me semble, plus qu’il n’y en a ; leur bon heur me trahit. Mais suis-je au dedans de la besongne, voy-je marcher toutes ces parcelles,

Tum vero in curas animum diducimur omnes,

mille choses m’y donnent à desirer et craindre. De les abandonner du tout il m’est tres-facile, de m’y prendre sans m’en peiner tres-difficile. C’est pitié d’estre en lieu où tout ce que vous voyez vous enbesongne et vous concerne. Et me semble jouyr plus gayement les plaisirs d’une maison estrangiere, et y apporter le goust plus naïf. Diogenes respondit, selon moy, à celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvoit le meilleur : l’estranger, feit-il. Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay ; et en toute cette police d’affaires domestiques, j’ayme à me servir de son exemple et de