Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/16

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se contrarient : un homme de si honneste conversation a-il faict un si sot escrit ? ou, des escrits si sçavans sont-ils partis d’un homme de si foible conversation ? Qui a un entretien commun et ses escrits rares, c’est à dire que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en luy. Un personage sçavant n’est pas sçavant par tout ; mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy, nous allons conformément et tout d’un trein, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouvrage à part de l’ouvrier ; icy, non : qui touche l’un, touche l’autre. Celuy qui en jugera sans le connoistre, se fera plus de tort qu’à moy ; celuy qui l’aura conneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si j’ay seulement cette part à l’approbation publique, que je face sentir aux gens d’entendement que j’estoy capable de faire mon profit de la science, si j’en eusse eu, et que je meritoy que la memoire me secourut mieux. Excusons icy ce que je dy souvent que je me repens rarement et que ma conscience se contente de soy : non comme de la conscience d’un ange ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme ; adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de ceremonie, mais de naifve et essentielle submission : que je parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Je n’enseigne poinct, je raconte. Il n’est vice veritablement vice qui n’offence, et qu’un jugement entier n’accuse : car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’advanture ceux-là ont raison qui disent qu’il est principalement produict par bestise et ignorance. Tant est-il malaisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la plus part de son propre venin et s’en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l’ame, qui tousjours s’esgratigne et s’ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs ; mais elle engendre celle de la repentance, qui est plus griefve, d’autant qu’elle naist au dedans ; comme le froid et le chaut des fiévres est plus poignant que celuy qui vient du dehors. Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronée, si les loix et l’usage l’auctorise. Il n’est pareillement bonté qui ne resjouysse une