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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/167

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libre et moins endebté que je suis jusques à cette heure. Ce que je doibts, je le doibts aux obligations communes et naturelles. Il n’en est point qui soit plus nettement quitte d’ailleurs,

xxxxxxxxxxxxxxxx nec sunt mihi nota potentum
Munera.

Les princes me donent prou s’ils ne m’ostent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal ; c’est tout ce que j’en demande. O combien je suis tenu à Dieu de ce qu’il luy a pleu que j’aye receu immediatement de sa grace tout ce que j’ay, qu’il a retenu particulierement à soy toute ma debte ! Combien je supplie instamment sa saincte misericorde que jamais je ne doive un essentiel grammercy à personne ! Bienheureuse franchise, qui m’a conduit si loing. Qu’elle acheve. J’essaye à n’avoir expres besoing de nul. In me omnis spes est mihi. C’est chose que chacun peut en soy, mais plus facilement ceux que Dieu a mis à l’abry des necessitez naturelles et urgentes. Il fait bien piteux et hazardeux despendre d’un autre. Nous mesmes, qui est la plus juste adresse et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Je n’ay rien mien que moy et si en est la possession en partie manque et empruntée. Je me cultive et en courage, qui est le plus fort, et encores en fortune, pour y trouver de quoy me satisfaire quand ailleurs tout m’abandonneroit. Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science, pour au giron des muses se pouvoir joyeusemant esquarter de toute autre compaignie au besoing, ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d’elle et se passer virilement des commoditez qui luy viennent du dehors, quand le sort l’ordonne ; il fut si curieux d’apprendre encore à faire sa cuisine et son poil, ses robes, ses souliers, ses bagues, pour se fonder en soy autant qu’il pourroit et soustraire au secours estranger. On jouit bien plus librement et plus gayement des biens empruntez quand ce n’est pas une jouyssance obligée et contrainte par le besoing, et qu’on a, et en sa volonté et en sa fortune, la force et les moiens de s’en passer. Je me connoy bien. Mais il m’est malaisé d’imaginer nulle si pure liberalité de personne, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast disgratiée, tyrannique et teinte de reproche, si la necessité m’y avoit enchevestré. Comme le donner est qualité ambitieuse et de prerogative, aussi est l’accepter qualité de summission. Tesmoin l’injurieux et querelleux refus que Pajazet feit des presents que Temir luy envoyoit. Et ceux qu’on offrit de la part de l’Empereur Solyman à l’empereur de Calicut le mirent en si grand despit que, non seulement il les refusa rudement, disant que ny luy ny ses predecesseurs n’avoient à coustume de prendre et que c’estoit leur office de donner, mais en outre feit mettre en un cul de fosse les ambassadeurs envoyez à cet effect. Quand Thetis, dict Aristote, flatte Jupiter, quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens, ils ne vont pas leur refreschissant la memoire des biens qu’ils leur ont faicts, qui est tousjours odieuse, mais la memoire des bienfaicts qu’ils ont receuz d’eux. Ceux que je voy si familierement employer tout chacun et s’y engager, ne le fairoient pas s’ils poisoient autant que doit poiser à un sage home l’engageure d’une obligation : elle se paye à l’adventure quelquefois, mais elle ne se dissout jamais. Cruel garrotage à qui ayme affranchir les coudées de sa liberté en tous sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy, sçavent s’ils en ont jamais veu de moins chargeant sur autruy. Si je le suis au delà de tout exemple moderne, ce n’est pas grande merveille, tant de pieces de mes mœurs y contribuants : un peu de fierté naturelle, l’impatiance du refus, contraction de mes desirs et desseins, inhabileté à toute sorte d’affaires, et mes qualitez plus favories : l’oisifveté, la franchise. Par tout cela j’ay prins à haine mortelle d’estre tenu ny à autre ny par autre que moy. J’employe bien vifvement tout ce que je puis à me passer, avant que j’emploie la beneficence d’un autre en quelque ou legere ou poisante occasion que ce soit. Mes amis m’importunent estrangement quand ils me requierent de requerir un tiers. Et ne me semble guere moins de coust desengager celuy qui me doibt, usant de luy, que m’engager pour eux envers celuy qui ne me doibt rien. Cette condition ostée et cet’autre qu’ils ne veuillent de moy chose negotieuse et soucieuse, car j’ay denoncé à tout soing guerre capitale, je suis commodement facile au besoing de chacun. Mais j’ay encore plus fuy à recevoir que je n’ay cerché à donner ; aussi est il bien plus aysé selon Aristote. Ma fortune m’a peu permis de bien faire à autruy, et ce peu qu’elle m’en a permis, elle l’a assez maigrement logé. Si elle m’eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes, j’eusse esté ambitieux de me faire aymer, non de me faire craindre ou admirer. L’exprimeray je plus insolamment ? j’eusse autant