Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/210

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mais, parce qu’elle estoit singulierement fragile, il la cassa incontinent luymesme, pour s’oster de bonne heure une si aisée matiere de courroux contre ses serviteurs. Pareillement j’ay volontiers evité de n’avoir mes affaires confus, et n’ay cherché que mes biens fussent contigus à mes proches et ceux à qui j’ay à me joindre d’une estroitte amitié : d’où naissent ordinairement matieres d’alienation et dissention. J’aymois autresfois les jeux hazardeux des cartes et dets ; je m’en suis deffaict, il y a long temps, pour cela seulement que, quelque bonne mine que je fisse en ma perte, je ne laissois pas d’en avoir au dedans de la piqueure. Un homme d’honneur, qui doit sentir un desmentir et une offence jusques au cœur, qui n’est pour prendre une sottise en paiement et consolation de sa perte, qu’il evite le progrez des affaires doubteux et des altercations contentieuses. Je fuis les complexions tristes et les hommes hargneux comme les empestez, et, aux propos que je ne puis traicter sans interest et sans emotion, je ne m’y mesle, si le devoir ne m’y force. Melius non incipient, quam desinent. La plus seure façon est donc se preparer avant les occasions. Je sçay bien qu’aucuns sages ont pris autre voye, et n’ont pas crainct de se harper et engager jusques au vif à plusieurs objects. Ces gens là s’asseurent de leur force, soubs laquelle ils se mettent à couvert en toute sorte de succez enemis, faisant luicter les maux par la vigueur de la patience :

xxxxxxxx velut rupes vastum quae prodit in aequor,
Obvia ventorum furiis, expostaque ponto,
Vim cunctam atque minas perfert coelique marisque,
Ipsa immota manens.

N’ataquons pas ces exemples ; nous n’y arriverions point. Ils s’obstinent à voir resoluement et sans se troubler la ruyne de leur pays, qui possedoit et commandoit toute leur volonté. Pour nos ames communes, il y a trop d’effort et trop de rudesse à cela. Caton en abandonna la plus noble vie qui fut onques. A nous autres petis, il faut fuyr l’orage de plus loing : il faut pourvoer au sentiment, non à la patience, et eschever aux coups que nous ne sçaurions parer. Zenon voyant approcher Chremonidez, jeune homme qu’il aymoit, pour se seoir aupres de luy, se leva soudain. Et Cleanthez lui en demandant la raison : J’entends, dict-il, que les medecins ordonnent le repos principalement, et deffendent l’emotion à toutes tumeurs. Socrates ne dit point : Ne vous rendez pas aux attraicts de la beauté, soustenez la, efforcez vous au contraire.