Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/239

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general, se voit à chaque heure sur le point de l’entier renversement de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourny de provisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siecle non mol, languissant ny oisif : tel, qui ne l’eut esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur. Comme je ne ly guere és histoires ces confusions des autres estats que je n’aye regret de ne les avoir peu mieux considerer présent, ainsi faict ma curiosité que je m’aggrée aucunement de veoir de mes yeux ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes et sa forme. Et puis que je ne la puis retarder, suis content d’estre destiné à y assister et m’en instruire. Si cherchons nous avidement de recognoistre en ombre mesme et en la fable des Theatres la montre des jeux tragiques de l’humaine fortune. Ce n’est pas sans compassion de ce que nous oyons, mais nous nous plaisons d’esveiller nostre desplaisir par la rareté de ces pitoyables evenemens. Rien ne chatouille qui ne pince. Et les bons historiens fuyent comme une eau dormante et mer morte des narrations calmes, pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçavent que nous les appellons. Je doute si je puis assez honnestement advouer à combien vil pris du repos et tranquillité de ma vie, je l’ay plus de moitié passée en la ruine de mon pays. Je me donne un peu trop bon marché de patience és accidens qui ne me saisissent au propre, et pour me plaindre à moy regarde, non tant ce qu’on m’oste, que ce qui me reste de sauve et dedans et dehors. Il y a de la consolation à eschever tantost l’un tantost l’autre des maux qui nous guignent de suite et assenent ailleurs autour de nous. Aussi qu’en matiere d’interests publiques, à mesure que mon affection est plus universellement espandue, elle en est plus foible. Joinct que certes à peu pres tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad privatas res pertinet. Et que la santé d’où nous partismes estoit telle qu’elle soulage elle mesme le regret que nous en devrions avoir. C’estoit santé, mais non qu’à la comparaison de la maladie qui l’a suyvie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le brigandage qui est en dignité et en ordre me semble le moins supportable. On nous volle moins injurieusement dans un bois qu’en lieu de seureté. C’estoit une jointure universelle de membres gastez en particulier à l’envy les uns des autres, et la plus part d’ulceres envieillis qui ne recevoient plus ny ne demandoient guerison. Ce crollement donq m’anima certes plus qu’il ne m’atterra, à l’aide de ma conscience qui se portoit non paisiblement seulement, mais fierement ; et ne trouvois en quoy me plaindre de moy. Aussi, comme Dieu n’envoie jamais non plus les maux que les biens tous purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps là outre son ordinaire ; et, ainsi que sans elle je ne puis rien, il est peu de choses que je ne puisse avec elle. Elle me donna moyen d’esveiller toutes mes provisions et de porter la main au devant de la playe qui eust passé volontiers plus outre. Et esprouvay en ma patience que j’avoys quelque tenue contre la fortune, et qu’à me faire perdre mes arçons il me falloit un grand heurt. Je ne le dis pas pour l’irriter à me faire une charge plus vigoureuse. Je suis son serviteur, je luy tens les mains ; pour Dieu qu’elle se contente ! Si je sens ses assaux ? Si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede se laissent pourtant par intervalles tastonner à quelque plaisir et leur eschappe un soubsrire, je puis aussi assez sur moy pour rendre mon estat ordinaire paisible et deschargé d’ennuyeuse imagination ; mais je me laisse pourtant, à boutades, surprendre des morsures de ces malplaisantes pensées, qui me battent pendant que je m’arme pour les chasser ou pour les luicter. Voicy un autre rengregement de mal qui m’arriva à la suitte du reste. Et dehors et dedans ma maison, je fus accueilly d’une peste vehemente au pris de toute autre. Car, comme les corps sains sont subjects à plus griefves maladies, d’autant qu’ils ne peuvent estre forcez que par celles là, aussi mon air tres-salubre, où d’aucune memoire la contagion, bien que