Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/243

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ne nous dure pas assez ; il faut que nostre esprit les estende et alonge et qu’avant la main il les incorpore en soy et s’en entretienne, comme s’ils ne poisoient pas raisonnablement à nos sens. Ils poiseront assez quand ils y seront, dit un des maistres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure. Cependant favorise toy ; croy ce que tu aimes le mieux. Que te sert il d’aller recueillant et prevenant ta male fortune, et de perdre le present par la crainte du futur, et estre à cette heure miserable par ce que tu le dois estre avec le temps ? Ce sont ses mots. La science nous faict volontiers un bon office de nous instruire bien exactement des dimentions des maux,

Curis acuens mortalia corda.

Ce seroit dommage si partie de leur grandeur eschapoit à nostre sentiment et cognoissance. Il est certain qu’à la plus part la preparation à la mort a donné plus de tourment que n’a faict la souffrance. Il fut jadis veritablement dict, et par un bien judicieux autheur : minus afficit sensus fatigatio quam cogitatio. Le sentiment de la mort presente nous anime parfois de soy mesme d’une prompte resolution de ne plus eviter chose du tout inevitable. Plusieurs gladiateurs se sont veus, au temps passé, apres avoir couardement combatu, avaller courageusement la mort, offrans leur gosier au fer de l’ennemy et le convians. La veue de la mort advenir a besoing d’une fermeté lente, et difficile par consequent à fournir. Si vous ne sçavez pas mourir, ne vous chaille ; nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment ; elle fera exactement cette besongne pour vous ; n’en empeschez vostre soing.

Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quaeritis, et qua sit mors aditura via.
Paena minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas gravius sustinuisse diu.

Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. L’une nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est pas contre la mort que nous nous preparons ; c’est chose trop momentanée. Un quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie nous ordonne d’avoir la mort tousjours devant les yeux, de la prevoir et considerer avant le temps, et nous donne apres les reigles et les precautions pour prouvoir à ce que cette prevoiance et cette pensée ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous jettent aux maladies, affin qu’ils ayent où employer leurs drogues et leur art. Si nous n’avons sçeu vivre, c’est injustice de nous apprendre à mourir, et de difformer la fin de son tout. Si nous avons sçeu vivre constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. Ils s’en venteront tant qu’il leur plaira. Tota philosoforum vita commentatio mortis est. Mais il m’est advis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extremité, non pourtant son object. Elle doit estre elle mesme à soy sa visée, son dessein ; son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs autres offices que comprend ce general et principal chapitre de sçavoir vivre, est cet article de sçavoir mourir ; et des plus legiers si nostre crainte ne luy donnoit poids. A les juger par l’utilité et par la verité naifve, les leçons de la simplicité ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au contraire. Les hommes sont divers en goust et en force ; il les faut mener à leur bien selon eux, et par routes diverses. Quo me cunque rapit tempestas, deferor hospes. Je ne vy jamais