Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/245

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Voylà pas un plaidoyer sec et sain, mais quand et quand naïf et bas, d’une hauteur inimaginable, veritable, franc et juste au delà de tout exemple et employé en quelle necessité ? Vrayement ce fut raison qu’il le preferast à celuy que ce grand orateur Lysias avoit mis par escrit pour luy, excellemment façonné au stile judiciaire, mais indigne d’un si noble criminel. Eust-on ouy de la bouche de Socrates une voix suppliante ? Cette superbe vertu eust elle calé au plus fort de sa montre ? Et sa riche et puissante nature eust elle commis à l’art sa défense, et en son plus haut essay renoncé à la verité et naïfveté, ornemens de son parler, pour se parer du fard des figures et feintes d’une oraison apprinse ? Il feit tres-sagement, et selon luy, de ne corrompre une teneur de vie incorruptible et une si saincte image de l’humaine forme, pour allonger d’un an sa decrepitude et trahir l’immortelle memoire de cette fin glorieuse. Il devoit sa vie, non pas à soy mais à l’exemple du monde ; seroit ce pas dommage publique qu’il l’eust achevée d’une oisifve et obscure façon ? Certes une si nonchallante et molle consideration de sa mort meritoit que la posterité la considerast d’autant plus pour luy : ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la justice si juste que ce que la fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens eurent en telle abomination ceux qui en avoient esté cause qu’on les fuyoit comme personnes excommuniées : on tenoit pollu tout ce à quoy ils avoyent touché ; personne à l’estuve ne lavoit avec eux ; personne ne les saluoit ny accointoit ; si qu’en fin, ne pouvant plus porter cette hayne publique, ils se pendirent eux-mesmes. Si quelqu’un estime que, parmy tant d’autres exemples que j’avois à choisir pour le service de mon propos és dicts de Socrates, j’aye mal trié cettuy-cy, et qu’il juge ce discours estre eslevé au dessus des opinions communes, je l’ay faict à escient. Car je juge autrement, et tiens que c’est un discours en rang et en naifveté bien plus arriere et plus bas que les opinions communes : il représente en une hardiesse inartificielle et niaise, en une securité puérile, la pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est croyable que nous avons naturellement craincte de la douleur, mais non de la mort à cause d’elle mesmes : c’est une partie de nostre estre non moins essentielle que le vivre. A quoy faire nous en auroit nature engendré la hayne et l’horreur, veu qu’elle luy tient rang de tres-grande utilité pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouvrages, et qu’en cette republique universelle elle sert plus de naissance et d’augmentation que de perte ou ruyne ?

Sic rerum summa novatur.
Mille animas una necata dedit.

La deffaillance d’une vie est le passage à mille autres vies. Nature a empreint aux bestes le soing d’elles et de leur conservation. Elles vont jusques là de craindre leur empirement, de se heurter et blesser, que nous les enchevestrons et battons, accidents subjects à leurs sens et experience. Mais que nous les tuons elles ne le peuvent craindre, ny n’ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort. Si dict-on encore qu’on les voit non seulement la souffrir gayement (la plus part des chevaux hannissent en mourant, les