Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/283

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et prendre party en homme de cœur, elle te presente l’estat de ta condition entiere, et en bien et en mal, et en mesme jour une vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n’accoles la mort, au moins tu luy touches en paume une fois le moys. Par où tu as de plus à esperer qu’elle t’attrappera un jour sans menace, et que, estant si souvent conduit jusques au port, te fiant d’estre encore aux termes accoustumez, on t’aura et ta fiance passé l’eau un matin inopinément. On n’a point à se plaindre des maladies qui partagent loyallement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune de quoy elle m’assaut si souvent de mesme sorte d’armes : elle m’y façonne et m’y dresse par usage, m’y durcit et habitue ; je sçay à peu pres mes-huy en quoi j’en doibts estre quitte. A faute de memoire naturelle j’en forge de papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je l’escris. D’où il advient qu’à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d’exemples, si quelque estonnement me menace, feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. Me sert aussi l’accoustumance à mieux esperer pour l’advenir ; car, la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce trein et n’en adviendra autre pire accident que celuy que je sens. En outre, la condition de cette maladie n’est point mal advenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m’assaut mollement elle me faict peur, car c’est pour long temps. Mais naturellement elle a des excez vigoreux et gaillarts ; elle me secoue à outrance pour un jour ou deux. Mes reins ont duré un aage sans alteration ; il y en a tantost un autre qu’ils ont changé d’estat. Les maux ont leur periode comme les biens ; à l’avanture est cet accident à sa fin. L’aage affoiblit la chaleur de mon estomac ; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue à mes reins. Pourquoy ne pourra estre, à certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins, si qu’ils ne puissent plus petrifier mon flegme, et nature s’acheminer à prendre quelque autre voye de purgation ? Les ans m’ont evidemment faict tarir aucuns reumes. Pourquoy non ces excremens, qui fournissent de matiere à la grave. Mais est-il rien doux au pris de cette soudaine mutation, quand d’une douleur extreme je viens, par le vuidange de ma pierre, à recouvrer comme d’un esclair la belle lumiere de la santé, si libre