Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/293

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des soupeurs, et qu’on me presente justement autant qu’il est besoin pour une reglée collation ; car si je me mets à table, j’oublie ma resolution. Quand j’ordonne qu’on change d’aprest à quelque viande, mes gens sçavent que c’est à dire que mon appetit est alanguy et que je n’y toucheray point. En toutes celles qui le peuvent souffrir, je les ayme peu cuites et les ayme fort mortifiées, et jusques à l’alteration de la senteur en plusieurs. Il n’y a que la dureté qui generalement me fache (de toute autre qualité je suis aussi nonchalant et souffrant qu’homme que j’aye cogneu), si que, contre l’humeur commune, entre les poissons mesme il m’advient d’en trouver et de trop frais et de trop fermes. Ce n’est pas la faute de mes dents, que j’ay eu tousjours bonnes jusques à l’excellence, et que l’aage ne commence de menasser qu’à céte heure. J’ay aprins dés l’enfance à les froter de ma serviette, et le matin, et à l’entrée et issue de la table. Dieu faict grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu ; c’est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d’autant moins plaine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demy ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon estre et plusieurs autres sont desjà mortes, autres demy mortes, des plus actives et qui tenoient le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C’est ainsi que je fons et eschape à moy. Quelle bestise sera-ce à mon entendement de sentir le saut de cette cheute, desjà si avancée, comme si elle estoit entiere ? Je ne l’espere pas. A la verité, je recoy une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu’elle soit des justes et naturelles, et que mes-huy je ne puisse en cela requerir ny esperer de la destinée faveur qu’illegitime. Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autresfois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante dix ans. Moy, qui ay tant adoré, et si universellement, cet ariston metron du temps passé et ay pris pour la plus parfaicte la moyenne mesure, pretendray-je une desmesurée et monstrueuse vieillesse ? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut estre fascheux, mais ce qui vient selon elle doibt estre tousjours plaisant. Omnia quae secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis. Par ainsi, dict Platon, la mort que les playes ou maladies apportent soit violante, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere et aucunement delicieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La mort se mesle et confond par tout à nostre vie : le declin praeoccupe son heure et s’ingere au cours de nostre avancement mesme. J’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq et de trente cinq ans ; je les compare avec celuy d’asteure : combien de fois ce n’est plus moy’ combien est mon image presente plus esloingnée de celles là que de celle de mon trespas’C'est trop abusé de nature de la tracasser si loing, qu’elle soit