Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/294

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contrainte de nous quitter et abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos jambes et le reste à la mercy d’un secours estranger et mandié, et nous resigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre. Je ne suis excessivement desireux ny de salades ny de fruits, sauf les melons. Mon pere haïssoit toute sorte de sauces ; je les aime toutes. Le trop manger m’empeche ; mais, par sa qualité, je n’ay encore cognoissance bien certaine qu’aucune viande me nuise ; comme aussi je ne remarque ny lune plaine ny basse, ny l’automne du printemps. Il y a des mouvemens en nous, inconstans et incogneus ; car des refors, pour exemple, je les ay trouvez premierement commodes, depuis facheux, à present de rechef commodes. En plusieurs choses je sens mon estomac et mon appetit aller ainsi diversifiant : j’ay rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. Je suis friant de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes festes des jours de jeusne ; je croy ce qu’aucuns disent, qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goust de mesler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop esloingnée. Dés ma jeunesse, je desrobois par fois quelque repas : ou affin d’esguiser mon appetit au lendemain, car, comme Epicurus jeusnoit et faisoit des repas maigres pour accoustumer sa volupté à se passer de l’abondance, moy, au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus alaigrement de l’abondance ; ou je jeusnois pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit, car et l’un et l’autre s’apparesse cruellement en moy par la repletion, et sur tout je hay ce sot accouplage d’une Deesse si saine et si alegre avec ce petit Dieu indigest et roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur ; ou pour guarir mon estomac malade ; ou pour estre sans compaignie propre, car je dy, comme ce mesme Epicurus, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, et loue Chilon de n’avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander