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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/42

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qu’encore que ces voix luy vinsent aux oreilles, elles ne l’avoient [p. 834] aucunement touché, et qu’il ne pensa jamais qu’à se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat. Beaucoup fit pour Lucius Syllanus celuy qui luy apporta sa condamnation, de ce qu’ayant ouy sa responce qu’il estoit bien preparé à mourir, mais non pas de mains scelérées, se ruant sur luy avec ses soldats pour le forcer, et luy, tout desarmé, se defandant obstinéement de poings et de pieds, le fit mourir en ce debat : dissipant en prompte cholere et tumultuaire le sentimant penible d’une mort longue et preparée, à quoy il estoit destiné. Nous pensons tousjours ailleurs ; l’esperance d’une meilleure vie nous arreste et appuye, ou l’esperance de la valeur de nos enfans, ou la gloire future de nostre nom, ou la fuite des maux de cette vie, ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort,

Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido.
Saepe vocaturum.
Audiam, et haec manes veniet mihi fama sub imos.

Xenophon sacrifioit couroné, quand on luy vint annoncer la mort de son fils Gryllus en la bataille de Mantinée. Au premier sentiment de cette nouvelle, il jetta à terre sa courone ; mais, par la suite du propos, entendant la forme d’une mort tres-valeureuse, il l’amassa et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa fin sur l’eternité et utilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati labores fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme travail ne poise pas, dict Xenophon, à un general d’armée, comme à un soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant esté informé que la victoire estoit demeurée de son costé. Haec sunt solatia, haec fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances nous amusent, divertissent et destournent de la consideration de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie vont à tous coups costoiant et gauchissant la matiere, et à peine essuiant sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole philosophique et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre la mort : Nul mal n’est honorable ; la mort l’est, elle n’est doncq pas mal ; contre l’yvrongnerie : Nul ne fie son secret à l’ivrongne ; chacun le fie au sage ; le sage ne sera doncq pas yvrongne. Cela est-ce donner au blanc ? J’ayme à veoir ces ames principales ne se pouvoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes qu’il soyent, ce sont tousjours bien lourdement des hommes. C’est une douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle : je le voy bien, encore que je n’en aye aucune experience. Pour en distraire dernierement un jeune prince, je ne luy allois pas disant qu’il falloit prester la joue à celuy qui vous avoit frappé l’autre, pour le devoir de charité ; ny ne luy allois representer les tragiques evenemens que la poesie attribue à cette passion. Je la laissay là et m’amusay à luy faire gouster la beauté d’une image contraire : l’honneur, la faveur, la bien-veillance qu’il acquerroit par clemence et bonté ; je le destournay à l’ambition. Voylà comment on en faict. Si vostre affection en l’amour est trop puissante, dissipez la, disent ils ; et disent vray, car je l’ay souvant essayé avec utilité : rompez la à divers desirs, desquels il y en ayt un regent et un maistre, si vous voulez ; mais, de-peur qu’il ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez le, sejournez le, en le divisant et divertissant :