Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Sur des vers de Virgile.

Chap. V.


A Mesure que les pensemens utiles sont plus plains et solides, ils sont aussi plus empeschans et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subjects graves et qui grevent. Il faut avoir l’ame instruite des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des reigles de bien vivre et de bien croire, et souvent l’esveiller et exercer en cette belle estude ; mais à une ame de commune sorte il faut que ce soit avec relache et moderation : elle s’affole d’estre trop continuellement bandée. J’avoy besoing en jeunesse de m’advertir et solliciter pour me tenir en office ; l’alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dict-on, avec ces discours serieux et sages. Je suis à present en un autre estat ; les conditions de la vieillesse ne m’advertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté je suis tombé en celuy de la severité, plus facheus. Parquoy je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche par dessein ; et emploie quelque fois l’ame à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne. Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant et trop meur. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation. Il regente à son tour, et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas une heure, ny dormant ny veillant, chaumer d’instruction de mort, de patience et de poenitence. Je me deffens de la temperance comme j’ay faict autresfois de la volupté. Elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veus estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excés, et n’a pas moins besoin de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse et