Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’aggrave de prudence, aus intervalles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet usque malis,

je gauchis tout doucement, et desrobe ma veue de ce ciel orageux et nubileux que j’ay devant moy : lequel, Dieu mercy, je considere bien sans effroy, mais non pas sans contention et sans estude ; et me vois amusant en la recordation des jeunesses passées,

animus quod perdidit optat,
Atque in praeterita se totus imagine versat.

Que l’enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere : estoit-ce pas ce que signifioit le double visage de Janus ? Les ans m’entrainent s’ils veulent, mais à reculons ! Autant que mes yeux peuvent reconnoistre cette belle saison expirée, je les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au-moins n’en veus-je desraciner l’image de la memoire,

hoc est,
Vivere bis, vita posse priore frui.

Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se rejouir en autruy de la soupplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeller en leur souvenance la grace et faveur de cet aage fleurissant, et veut qu’en ces esbats ils attribuent l’honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus esbaudi et resjoui, et plus grand nombre d’entre eux. Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux comme extraordinaires : ceux-là sont tantost les miens ordinaires ; les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m’en vay au train de tressaillir comme d’une nouvelle faveur quand aucune chose ne me deust. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m’esgaye qu’en fantasie et en songe, pour destourner par ruse le chagrin de la vieillesse. Mais certes il y faudroit autre remede qu’en songe : foible luicte de l’art contre la nature. C’est grand simplesse d’alonger et anticiper, comme chacun faict, les incommoditez humaines : j’ayme mieux estre moins long temps vieil que d’estre vieil avant que de l’estre. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je connois bien par ouyr dire plusieurs especes de voluptez prudentes,