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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/96

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continuelle. Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, aller eschauffer et alterer une ame refroidie et esnervée par l’aage, et la premiere de toutes les humaines en reformation ! Pourquoy non dea ? Socrates estoit homme ; et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose. La philosophie n’estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte, et en presche la moderation, non la fuite : l’effort de sa resistance s’employe contre les estrangeres et bastardes. Elle dict que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l’esprit, et nous advertit ingenieusement de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité, de ne vouloir que farcir au lieu de remplir le ventre, d’eviter toute jouissance qui nous met en disette et toute viande et boisson qui nous altere et affame : comme, au service de l’amour, elle nous ordonne de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps ; qui n’esmeuve point l’ame, laquelle n’en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. Mais ay-je pas raison d’estimer que ces preceptes, qui ont pourtant d’ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office, et qu’à un corps abbatu, comme un estomac prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir par art, et, par l’entremise de la fantasie, luy faire revenir l’appetit et l’allegresse, puis que de soy il l’a perdue ? Pouvons nous pas dire qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement nous dessirons un homme tout vif ; et qu’il semble y avoir raison que nous nous portions, envers l’usage du plaisir, aussi favorablement au moins que nous faisons envers la douleur ? Elle estoit (pour exemple) vehemente jusques à la perfection en l’ame des saincts par la poenitence ; le corps y avoit naturellement part par le droict de leur colligance, et si pouvoit avoir peu de part à la cause : si, ne se sont ils pas contentez qu’il suyvit nuement et assistat l’ame affligée ; ils l’ont affligé luy mesme de peines atroces et propres, affin qu’à l’envy l’un de l’autre l’ame et le corps plongeassent l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire que plus