Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/97

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aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas injustice d’en refroidir l’ame, et dire, qu’il l’y faille entrainer comme à quelque obligation et necessité contrainte et servile ? C’est à elle plus tost de les couver et fomenter, de s’y presenter et convier, la charge de regir luy appartenant ; comme c’est aussi, à mon advis, à elle, aux plaisirs qui luy sont propres, d’en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte leur condition, et de s’estudier qu’ils luy soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l’esprit ; mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison que l’esprit ne suyve pas les siens au dommage du corps ? Je n’ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procés, font à l’endroit des autres qui, comme moy, n’ont point de vacation assignée, l’amour le feroit plus commodéement : il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne ; r’asseureroit ma contenance à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoiables, ne vinssent à la corrompre ; me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse randre plus estimé et plus aymé, ostant à mon esprit le desespoir de soy et de son usage, et le raccointant à soy ; me divertiroit de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques, que l’oysiveté nous charge en tel aage et le mauvais estat de nostre santé ; reschauferoit, au-moins en songe, ce sang que nature abandonne ; soustiendroit le menton et allongeroit un peu les nerfs et la vigueur et allegresse de l’ame à ce pauvre homme qui s’en va le grand train vers sa ruine. Mais j’entens bien que c’est une commodité bien mal aisée à recouvrer : par foiblesse et longue experience, nostre goust est devenu plus tendre et plus exquis ; nous demandons plus, lors que nous aportons moins ; nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d’estre acceptez ; nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis et plus deffians ; rien ne nous peut asseurer d’estre aymez, sçachants nostre condition et la leur. J’ay honte de me trouver parmy cette verte et bouillante jeunesse,

Cujus in indomito constantior inguine nervus,
Quam nova collibus arbor inhaeret.

Qu’irions nous presenter nostre misere parmy cette allegresse ?

Possint ut juvenes visere fervidi,
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem ?

Ils ont la force et la raison pour eux ; faisons leur place, nous n’avons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante ne se laisse manier à mains si gourdes et prattiquer à moyens purs materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien à celuy qui se moquoit de quoy il n’avoit sçeu gaigner la bonne grace d’un tendron qu’il pourchassoit : mon amy, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. Or c’est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance : les autres plaisirs que nous recevons se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse ; mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En vérité, en ce desduit, le plaisir que je fay chatouille plus doucement mon imagination que celuy que je sens. Or cil n’a rien de genereux qui peut recevoir