Page:Montaigne - Essais, 1595.pdf/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
PREFACE.

voir voulu r’embrasser, & r’échauffer en moy les cendres de son mary ; & non pas l’espouser, mais se rendre une autre luy-mesme, ressuscitant en elle à son trespas, une affection où jamais elle n’avoit participé que par les oreilles : voire luy restituer un nouvel image de vie par la continuation de l’amitié qu’il me portoit. Les Essais m’ont tousjours servy de touche, pour esprouver les esprits, requerant mille & mille de me donner instruction de ce que j’en devois estimer, afin de m’instruire, selon le degré du bien qu’ils en jugeroient, le bien que je debvois juger d’eux-mesmes. Le jugement est l’office de tous auquel les hommes s’applicquent de plus diverse mesure : le plus rare present que Dieu leur face, leur perfection. Tous biens, ouy les essenciels, leur sont inutiles, si cestuy-là ne les mesnage, & la vertu mesme tient sa forme de luy. Le seul jugement esleve les humains sur les bestes, Socrates sur eux, Dieu sur luy. Le seul jugement nous met en droicte possession de Dieu : cela s’appelle l’adorer, & l’ignorer. Vous plaist il avoir l’esbat de veoir eschauder plaisamment les Censeurs des Essais ? Mettez les sur les livres anciens ; je ne dis pas pour leur demander, si Plutarque, & Seneque sont de grands autheurs : car la reputation les dresse en ce point là : mais pour sçavoir de quelle part ils le sont plus : si c’est au jugement, si c’est en l’esprit : qui frappe plus ferme en tel, & tel endroict : quelle a deu estre leur fin en escrivant : quelle des fins d’escrire est la meilleure : quelle de leurs pieces ils pourroient perdre avec moins d’interest : quelle ils devroient garder avant toutes, & pourquoy. Fay leur apres espelucher une comparaison de l’utilité de leur doctrine contre celle d’autres escrivains ; & finablement trier ceux de tous qu’ils aymeroiont mieux ressembler & dissembler. Quiconque sçaura pertinemment respondre de cela, je luy donne loy de corriger ma creance des Essais. Bien heureux es tu, Lecteur, si tu n’ez pas d’un sexe qu’on ait interdit de tous les biens, l’interdisant de la liberté, & encores interdit de toutes les vertus, luy soubstrayant le pouvoir, en la moderation de l’usage duquel elles se forment : affin de luy constituer pour vertu seulle & beatitude, ignorer & souffrir. Bien heureux, qui peuz estre sage sans crime, le sexe te concedant toute action, & parolle juste, & le credit d’en estre creu, ou pour le moins escouté. De moy, veux-je mettre mes gens à cet examen, ou il y a des cordes que les doigts féminins ne doibvent, dit-on, toucher : ou bien, eussé-je les argumens de Carneades, il n’y a si chetif qui ne me r’embarre, avec solenne approbation de la compagnie assistante, par un soubsris, un hochet, ou quelque plaisanterie, quand il aura dit, C’est une femme qui parle. Tel se taisant par mespris ravira le monde en admiration de sa gravité, qu’il raviroit d’autre sorte à l’adventure, si vous l’obligiez de mettre un peu par escript, ce qu’il eust voulu respondre aux propositions, & repliques de ceste femelle, s’elle eust esté masle. Un autre arresté de sa foiblesse à my-chemin, souz couleur de ne vouloir pas importuner son adversaire, sera dit victorieux, & courtois ensemble. Cetuy-là disant trente sottises, emportera le prix encore par sa barbe. Cestuy-cy sera frappé, qui n’a pas l’entendement de le sentir, d’une main de femme : & tel autre le sent, qui tourne le discours en risée, ou bien en escopterie de caquet perpetuel, sans donner place aux responces : ou il le tourne ailleurs, & se met à vomir plaisamment force belles choses qu’on ne luy demande pas. Luy, qui sçait combien il est aysé de faire son prouffit des oreilles de l’assistance, qui pour se trouver tres-rarement capable de juger de l’ordre & conduitte de la dispute, & de la force des combatans, ou de ne s’esblouyr pas à l’esclat de ceste vaine science qu’il crache (comme s’il estoit que-