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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/110

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ESSAIS DE MONTAIGNE.

vérité c’est raison qu’on face grande différence entre les fautes qui viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice. Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous : et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature pour nous auoir laissé en telle imperfection et deffaillance. De manière que prou de gens ont pensé qu’on ne se pouuoit prendre à nous, que de ce que nous faisons contre nostre conscience : et sur cette règle est en partie fondée l’opinion de ceux qui condamnent les punitions capitales aux hérétiques et mescreans : et celle qui establit qu’vn Aduocat et vn Iuge ne puissent estre tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.

Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie. Et tient-on que cette règle a esté premièrement mise en vsage par le législateur Charondas : et qu’auant luy les loix de Grèce punissoyent de mort ceux qui s’en estoyent fuis d’vne bataille : là où il ordonna seulement qu’ils fussent par trois iours assis emmy la place publicque, vestus de robe de femme : espérant encores s’en pouuoir seruir, leur ayant fait reuenir le courage par cette honte. Suffundere malis hominis sanguinem quàm effundere. Il semble aussi que les loix Romaines punissoyent anciennement de mort, ceux qui auoyent fuy. Car Ammianus Marcellinus dit que l’Empereur Iulien condemna dix de ses soldats, qui auoyent tourné le dos à vne charge contre les Parthes, à estre dégradez, et après à souffrir mort, suyuant, dit-il, les loix anciennes. Toutes-fois ailleurs pour vne pareille faute il en condemne d’autres, seulement à se tenir parmy les prisonniers sous l’enseigne du bagage. L’aspre chastiement du peuple Romain contre les soldats eschapez de Cannes, et en cette mesme guerre, contre ceux qui accompaignerent Cn. Fuluius en sa deffaitte, ne vint pas à la mort. Si est-il à craindre que la honte les désespère, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.

Du temps de nos Peres le Seigneur de Franget, iadis Lieutenant de la compaignie de Monsieur le Mareschal de Chastillon, ayant par Monsieur le Mareschal de Chabannes esté mis Gouuerneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude, et l’ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à estre dégradé de noblesse, et tant luy que sa postérité déclaré roturier, taillable et incapable de porter armes : et fut cette rude sentence exécutée à Lyon. Depuis souffrirent pareille punition tous les Gentils-hommes qui se trouuerent dans Guyse, lors que le Comte de Nansau y entra : et autres encore de-