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CHAPITRE XVII.

De la peur.

La peur est la plus étrange de toutes les passions. — « Je demeurai frappé de stupeur, les cheveux hérissés et sans voix (Virgile). » — Je ne suis pas très versé dans l’étude de la nature humaine, suivant l’expression consacrée, et ne sais guère par quels moyens la peur agit en nous ; ce qu’il y a de certain, c’est que c’est une étrange passion ; aucune, disent les médecins, ne nous jette aussi précipitamment en dehors du bon sens. De fait, j’ai vu beaucoup de gens rendus insensés par la peur ; même chez les plus pondérés, il est certain que lorsqu’ils y sont en proie, elle occasionne de terribles troubles d’esprit.

Les soldats eux-mêmes en sont atteints. — Je mets de côté les gens du commun, auxquels elle fait voir tantôt des aïeux sortis du tombeau, enveloppés de leurs suaires ; tantôt des loups-garous, des lutins, des chimères ; mais même chez les soldats, où elle devrait avoir moins de prise, combien de fois n’a-t-elle pas transformé à leurs yeux un troupeau de moutons en un escadron de piquiers portant cuirasse ; des roseaux, des bâtons, en gendarmes, en lanciers ; n’a-t-elle pas fait prendre nos ennemis pour des amis, et croix rouge pour croix blanche ? — Lorsque M. de Bourbon prit Rome, le porte-enseigne de la troupe préposée à la garde du faubourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi, à la première alarme, que passant au travers d’un trou, dans un mur en ruine, il sortit de la ville portant son enseigne et marcha droit à l’ennemi, croyant se diriger vers l’intérieur de la place. Apercevant les troupes de M. de Bourbon se ranger en bataille pour résister, croyant que c’étaient les défenseurs qui opéraient une sortie, il revient à lui, et, faisant face en arrière, rentre en ville par le même trou par lequel il était sorti et s’était avancé de plus de trois cents pas dans la campagne. — L’enseigne du capitaine[1] Juille ne s’en tira pas si heureusement, lorsque le comte de Bures et M. du Reu nous enlevèrent saint Paul ; il fut si éperdu de frayeur, que s’élançant hors ville par l’embrasure d’un canon, son enseigne à la main, il alla donner tête baissée contre les assaillants qui le mirent en pièces. À ce même siège, se produisit un cas extraordinaire : se trouvant sur la brèche, un gentilhomme fut saisi d’une telle peur, qui l’étreignit si fort, paralysant les mouvements du cœur, qu’il en tomba raide mort, sans avoir la moindre blessure. — Pareille inconscience furibonde s’empare parfois des multitudes : dans une rencontre de Germanicus contre les Allemands, deux grosses fractions de ses

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