Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/121

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troupes, postées en des points différents, prises d’effroi, s’enfuirent dans la direction l’une de l’autre et vinrent se heurter l’une contre l’autre.

Elle a souvent des résultats tout contraires, elle nous rend immobile ou nous donne des ailes. — La peur nous donne tantôt des ailes aux talons, comme à ces deux enseignes ; tantôt elle nous cloue au sol et nous immobilise, ainsi qu’il arriva à l’empereur Théophile. Battu dans une bataille qu’il livrait aux Agarènes, il demeurait si stupéfait, si transi, qu’il ne pouvait se décider à fuir, « tant la peur s’effraie, même de ce qui pourrait lui venir en aide (Quinte Curce) » ; jusqu’à ce que Manuel, un des principaux chefs de son armée, l’ayant tiraillé et secoué comme pour l’éveiller d’un profond sommeil, lui dit : « Si vous ne me suivez pas, je vous tue ; car mieux vaut que vous perdiez la vie, que d’être fait prisonnier et courir risque de perdre l’empire. »

Quelquefois elle a déterminé des actions d’éclat. — C’est surtout quand, sous son influence, nous recouvrons la vaillance qu’elle nous a enlevée, contre ce que le devoir et l’honneur nous commandaient, que la peur manifeste son action la plus intensive. À la première bataille sérieuse que les Romains, sous le consul Sempronius, perdirent contre Annibal, une troupe de bien dix mille fantassins, saisie d’épouvante, se débandant, et dans sa lâcheté ne trouvant pas où passer ailleurs, se jeta au travers du gros des ennemis ; elle fit si bien, tuant un si grand nombre de Carthaginois, qu’elle perça leur ligne, achetant une fuite honteuse au prix des mêmes efforts qu’il lui eût fallu faire pour remporter une victoire glorieuse.

Elle domine toutes les autres passions et, plus qu’aucune autre, nous démoralise. — La peur est la chose du monde dont j’ai le plus peur ; elle dépasse par les incidents aigus qu’elle nous cause, tout autre genre d’accident. Quelle affliction peut être plus pénible et plus justifiée que celle des amis de Pompée, témoins sur son propre navire de l’horrible guet-apens dans lequel il fut assassiné ? Et cependant la peur que leur causa l’approche des voiles égyptiennes étouffa en eux ce sentiment ; au point qu’on a remarqué qu’ils ne songèrent qu’à presser les matelots, pour qu’ils fissent diligence et force de rames pour hâter leur fuite, jusqu’à ce qu’arrivés à Tyr, délivrés de toute crainte, ils eurent le loisir de penser à la perte qu’ils venaient de faire et donner libre cours à leurs lamentations et à leurs larmes, que la peur, plus forte que leur douleur, avait paralysées : « L’effroi, de mon cœur, chasse alors toute sagesse (Ennius). » Ceux qui ont été fortement éprouvés dans une action de guerre, qui y ont été blessés et dont les blessures sont encore saignantes, on peut encore dès le lendemain les ramener au combat ; mais ceux qui ont eu une forte peur de l’ennemi, vous ne le leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui ont sérieusement sujet de craindre de perdre leurs biens, d’être exilés, subjugués, vivent dans une angoisse continue ; ils en perdent le boire,