Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/125

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greffiers ; des tyrans de Sicile devenir maîtres d’école à Corinthe ; un conquérant de la moitié du monde, chef suprême de tant d’armées, en être réduit à ce degré d’humiliation, de devoir supplier des hommes de rien, officiers du roi d’Égypte ! c’est pourtant ce que coûtèrent au grand Pompée les cinq ou six derniers mois de sa vie. — Du temps de nos pères, on a vu Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité toute l’Italie, mourir captif à Loches ; et ce qui a été le pire de son malheur, après y avoir été détenu pendant dix ans. — La plus belle des reines, veuve du plus grand roi de la Chrétienté, ne vient-elle pas, indigne et barbare cruauté ! de mourir par la main du bourreau ? — Ces exemples existent par milliers ; car, de même que les orages et les tempêtes s’acharnent jalousement contre ceux de nos plus beaux édifices, se distinguant par leur élévation, il semble qu’il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs d’ici-bas : « Tant il est vrai qu’une force secrète renverse les choses humaines et se fait un jeu de fouler aux pieds l’orgueil des faisceaux et briser les haches consulaires (Lucrèce) ! » On dirait que quelquefois la Fortune guette, à point nommé, le dernier jour de notre vie, pour nous faire sentir le pouvoir qu’elle a de renverser en un moment ce qu’elle a mis de longues années à édifier, et nous amener à crier avec Laberius : « Ah ! ce jour ! c’est un jour en trop de ce que j’aurais dû vivre (Macrobe) ! »

En quoi consiste le bonheur en ce monde. — Aussi peut-on admettre avec raison la maxime si juste de Solon ; mais, comme c’est un philosophe pour lequel les faveurs et les disgrâces de la Fortune ne comptent ni comme chose heureuse, ni comme chose malheureuse, qu’il tient la grandeur et la puissance comme des accidents à peu près sans importance dans notre vie, il est vraisemblable qu’il voyait plus loin encore, et qu’il a voulu dire par là que ce bonheur de notre existence, qui dépend de la tranquillité et du contentement d’un esprit juste, de la résolution et de la fermeté d’une âme maîtresse d’elle-même, ne doit jamais être considéré comme acquis à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte, indubitablement le plus difficile, de la comédie qu’est notre existence en ce monde.

Le jour de notre mort est le seul qui permette d’émettre un jugement sur tous les autres jours de notre vie. — Pour tout le reste, nous pouvons dissimuler ; tenir, en philosophes, de beaux discours de pure forme ; avoir la possibilité de conserver la sérénité de nos traits en présence d’accidents qui nous atteignent, sans nous frapper au cœur ; mais à cette dernière scène entre la mort et nous, il n’y a plus à feindre, il faut s’expliquer nettement en bon français, et montrer ce qu’il y a de réel et de bon au fond de nous-mêmes. « Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères, alors le masque tombe, et l’homme reste (Lucrèce). » Voilà pourquoi, à ce dernier moment, se rapportent tous les autres actes de notre vie, dont il est la pierre de touche ; c’est le maître jour, celui duquel relèvent tous les autres ; en ce jour, dit un ancien, se