Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/133

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route, tourmenté sans cesse par l’idée du supplice qui l’attend (Claudien). »

La mort est le but essentiel de la vie. — Le but de notre existence, c’est la mort ; c’est l’objectif fatal auquel nous tendons ; si elle nous effraie, comment pouvons-nous faire un pas en avant sans en avoir la fièvre ? Le vulgaire échappe à cette obsession, en n’y pensant pas ; faut-il que sa sottise soit grande pour être, à un tel degré, frappé d’aveuglement ! Il faut lui faire brider son âne par la queue, « puisqu’il s’est mis dans ta tête d’avancer à reculons (Lucrèce). » Ce n’est pas étonnant s’il est souvent pris au dépourvu. Les gens ont peur, rien qu’en entendant prononcer son nom ; la mort ! à ce seul mot, la plupart font le signe de la croix, comme s’ils entendaient évoquer le diable. Et parce qu’il en est question dans les testaments, ils ne se décident à faire le leur que lorsque le médecin les a condamnés ; et Dieu sait alors en quel état d’esprit ils le font, sous l’étreinte de la douleur et de la frayeur.

Le mot en était désagréable aux Romains. — Parce que ce mot résonnait trop durement à leurs oreilles et leur semblait de mauvais augure, les Romains en étaient arrivés à l’adoucir et à user de périphrases. Au lieu de dire : « Il est mort », ils disaient : « Il a cessé de vivre, il a vécu » ; pourvu qu’il y fût question de vie, fût-elle passée, cela leur suffisait. Nous leur avons emprunté ces euphémismes, et nous disons : « Feu maître Jean. » — Si d’aventure le dicton « terme vaut argent » était ici applicable, comme je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour de février de l’an mil cinq cent trente-trois, comme on compte maintenant, l’année commençant en janvier, il y a exactement quinze jours que j’ai accompli ma trente-neuvième année ; j’aurais donc le droit d’espérer vivre encore au moins une fois autant, et me tourmenter en songeant à une éventualité si éloignée serait folie ; mais voilà, jeunes et vieux ne quittent-ils pas la vie dans les mêmes conditions ? Nul n’en sort autrement que s’il ne faisait que d’y entrer ; sans compter qu’il n’est homme si décrépit, si vieux, si cassé qui n’ait en tête la longévité de Mathusalem et ne pense avoir encore vingt ans de vie devant lui ! Je dirai plus : qui donc, pauvre fou que tu es, a fixé la durée de ton existence ? Tu t’en rapportes à ce que content les médecins, au lieu de regarder ce qui se passe et de juger par expérience. Au train dont vont d’ordinaire les choses, depuis longtemps tu ne vis que par faveur exceptionnelle ; tu as déjà franchi la durée habituelle de la vie. Tu peux t’en assurer en comptant combien plus, parmi les personnes de ta connaissance, sont mortes avant cet âge, qu’il n’y en a qui l’ont atteint. Relève les noms de ceux qui, par l’éclat de leur vie, ont acquis une certaine renommée ; je parie en trouver parmi eux davantage qui sont morts avant trente-cinq ans, qu’après. C’est faire acte de raison et de piété que de prendre exemple sur l’humanité de Jésus-Christ ; or, sa vie sur la terre a pris fin à trente-trois ans. Le plus grand homme du monde, homme et non Dieu, Alexandre, est aussi mort à cet âge.