Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/138

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des imaginations de la mort ; voire en la saison la plus licentieuse de mon aage,

Iucundum cùm ætas florida ver ageret.


Parmy les dames et les ieux, tel me pensoit empesché à digérer à part moy quelque ialousie, ou l’incertitude de quelque espérance, cependant que ie m’entretenois de ie ne sçay qui surpris les iours precedens d’vne fieure chaude, et de sa fin au partir d’vne feste pareille, et la teste pleine d’oisiueté, d’amour et de bon temps, comme moy : et qu’autant m’en pendoit à l’oreille.

Iam fuerit, nec post vnquam reuocare licebit.


Ie ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d’vn autre.

Il est impossible que d’arriuee nous ne sentions des piqueures de telles imaginations : mais en les maniant et repassant, au long aller, on les appriuoise sans doubte : autrement de ma part ie fusse en continuelle frayeur et frénésie : car iamais homme ne se défia tant de sa vie, iamais homme ne feit moins d’estat de sa durée. Ny la santé, que i’ay iouy iusques à présent tresuigoureuse et peu souuent interrompue, ne m’en alonge l’espérance, ny les maladies ne me l’acourcissent. À chaque minute il me semble que ie m’eschappe. Et me rechante sans cesse. Tout ce qui peut estre faict vn autre iour, le peut estre auiourd’huy. De vray les hazards et dangiers nous approchent peu ou rien de nostre fin : et si nous pensons, combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menasser le plus, de millions d’autres sur nos testes, nous trouuerons que gaillars et fieureux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et en repos elle nous est égallement près. Nemo altero fragilior est : nemo in crastinum sui certior.Ce que i’ay affaire auant mourir, pour l’acheuer tout loisir me semble court, fust ce œuure d’vne heure. Quelcun feuilletant l’autre iour mes tablettes, trouua vn mémoire de quelque chose, que ie vouloys estre faite après ma mort : ie luy dy, comme il estoit vray, que n’estant qu’à vne lieuë de ma maison, et sain et gaillard, ie m’estoy hasté de l’escrire là, pour ne m’asseurer point d’arriuer iusques chez moy. Comme celuy, qui continuellement me couue de mes pensées, et les couche en moy : ie suis à toute heure préparé enuiron ce que ie le puis estre : et ne m’aduertira de rien de nouueau la suruenance de la mort. Il faut estre tousiours botté et prest à partir, en tant que en nous est, et sur tout se garder qu’on n’aye lors affaire qu’à soy.

Quid breui fortes iaculamur æuo
Multa ?


Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois.L’vn