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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/146

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fois. Est-ce raison de craindre si long temps, chose de si brief temps ? Le long temps viure, et le peu de temps viure est rendu tout vn par la mort. Car le long et le court n’est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dit, qu’il y a des petites bestes sur la riuiere Hypanis, qui ne viuent qu’vn iour. Celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en ieunesse : celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa décrépitude. Qui de nous ne se mocque de voir mettre en considération d’heur ou de malheur, ce moment de durée ? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l’éternité, ou encores à la durée des montaignes, des riuieres, des estoilles, des arbres, et mesmes d’aucuns animaux, n’est pas moins ridicule.Mais nature nous y force. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous fistes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites le de la vie à la mort. Vostre mort est vne des pièces de l’ordre de l’vniuers, c’est vne pièce de la vie du monde.

inter se mortales mutua viuunt,
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.


Changeray-ie pas pour vous cette belle contexture des choses ? C’est la condition de vostre création ; c’est vne partie de vous que la mort : vous vous fuyez vous mesmes. Cettuy vostre estre, que vous iouyssez, est également party à la mort et à la vie. Le premier iour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à viure.

Prima, quæ vitam dedit, hora, carpsit.
Nascentes morimur, finisque ab origine pendet.


Tout ce que vous viués, vous le desrobés à la vie : c’est à ses despens. Le continuel ouurage de vostre vie, c’est bastir la mort. Vous estes en la mort, pendant que vous estes en vie : car vous estes après la mort, quand vous n’estes plus en vie. Ou, si vous l’aymez mieux ainsi, vous estes mort après la vie : mais pendant la vie, vous estes mourant : et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus viuement et essentiellement.Si vous auez faict vostre prouflt de la vie, vous en estes repeu, allez vous en satisfaict.

Cur non vt plenus vitæ conuiua recedis ?


Si vous n’en auez sçeu vser, si elle vous estoit inutile, que vous chaut-il de l’auoir perdue ? à quoy faire la voulez vous encores ?

cur amplius addere quæris
Rursum quod pereat malè, et ingratum occidat omne ?


La vie n’est de soy ny bien ny mal : c’est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faictes. Et si vous auez vescu vn iour,