Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Passant à Vitry le François ie peu voir vn homme que l’Euesque de Soissons auoit nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitans de là ont cogneu, et veu fille, iusques à l’aage de vingt deux ans, nommée Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu, et vieil, et point marié. Faisant, dit-il, quelque effort en saultant, ses membres virils se produisirent : et est encore en vsage entre les filles de là, vne chanson, par laquelle elles s’entraduertissent de ne faire point de grandes eniambees, de peur de deuenir garçons, comme Marie Germain. Ce n’est pas tant de merueille que cette sorte d’accident se rencontre fréquent : car si l’imagination peut en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement attachée à ce subiect, que pour n’auoir si souuent à rechoir en mesme pensée et aspreté de désir, elle a meilleur compte d’incorporer, vne fois pour toutes, cette virile partie aux filles.Les vns attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du Roy Dagobert et de Sainct François. On dit que les corps s’en-enleuent telle fois de leur place. Et Celsus recite d’vn Prestre, qui rauissoit son ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en nomme vn autre, à qui il ne falloit que faire ouïr des cris lamentables et plaintifs : soudain il defailloit, et s’emportoit si viuement hors de soy, qu’on auoit beau le tempester, et hurler, et le pincer, et le griller, iusques à ce qu’il fust resuscité : lors il disoit auoir ouy des voix, mais comme venant de loing : et s’aperceuoit de ses eschaudures et meurtrisseures. Et que ce ne fust vne obstination apostée contre son sentiment, cela le montroit, qu’il n’auoit ce pendant ny poulx ny haleine. Il est vraysemblable, que le principal crédit des visions, des enchantemens, et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination, agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la créance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voyent pas.Ie suis encore en ce doubte, que ces plaisantes liaisons dequoy nostre monde se voit si entraué qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’appréhension et de la crainte. Car ie sçay par expérience, que tel de qui ie puis respondre, comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit choir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d’enchantement, ayant ouy faire le conte à vn sien compagnon d’vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point qu’il en