Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/177

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chaque jour, en arriva, par habitude, à le porter encore, alors qu’il fut devenu un bœuf de grande taille ; car la coutume, en vérité, est une impérieuse et perfide maîtresse d’école. Peu à peu, à la dérobée, elle prend autorité sur nous ; ses commencements sont doux et humbles ; avec le temps, elle s’implante et s’affermit, et en arrive à nous montrer un visage absolu et tyrannique, vers lequel nous n’osons même plus lever les yeux. Nous la voyons violenter la nature, dans ses accidents comme dans ses règles : « L’usage est le plus sûr guide en toutes choses (Pline). » Je me range à cet égard à l’idée qu’exprime l’antre qu’a imaginé Platon dans sa République et conçois que, bien souvent, les médecins soient amenés à lui subordonner les traitements que leur art leur indique d’ordonner ; c’est par elle que le roi Mithridate parvint à faire supporter le poison à son estomac ; que la fille citée par Albert en était arrivée à vivre d’araignées ; que dans les nouvelles Indes des peuples, d’assez d’importance, ont été trouvés, sous des climats divers, qui les mangent, en font provision, s’en nourrissent, et font de même des sauterelles, fourmis, lézards, chauves-souris, qu’ils font cuire et apprêtent à des sauces variées ; un crapaud, en temps de disette, s’y est vendu six écus. Pour d’autres peuplades, nos aliments et nos viandes seraient mortels et vénéneux : « Grande est la force de l’habitude ; par elle, le chasseur passe la nuit dans la neige ou se brûle au soleil de la montagne ; l’athlète, meurtri du ceste, ne pousse pas même un gémissement (Cicéron). »

Ces exemples que nous trouvons à l’étranger, ne sont pas si étranges qu’ils paraissent, si nous considérons ce que nous sommes à même de constater journellement, combien l’habitude atrophie nos sens. Pas n’est besoin pour cela de citer ce que l’on dit des gens qui habitent près des cataractes du Nil ; non plus que la théorie émise par les philosophes sur la musique céleste que produisent, en s’effleurant dans le cours de leurs révolutions, les astres, corps solides et polis, dont le léger frottement des uns contre les autres doit certainement occasionner une merveilleuse harmonie, aux accents et au rythme de laquelle leurs contours et leurs orbites se modifient. De cette musique, si intense qu’elle soit, personne ne s’aperçoit ici-bas, en raison de sa continuité qui fait que notre ouïe y est habituée et ne la perçoit plus, tout comme les Égyptiens qui n’entendent pas le bruit des cataractes, si considérable qu’il soit. Il suffit d’observer les maréchaux ferrants, les meuniers, les armuriers, qui ne résisteraient pas au vacarme qu’ils font continuellement, s’ils le percevaient, comme nous le percevons nous-mêmes. — Mon collet de fleurs flatte mon odorat quand je commence à le porter ; mais, au bout de trois jours, ceux qui m’approchent sont seuls à s’apercevoir de la bonne odeur qu’il répand. — Ce qui est plus étonnant encore, c’est que malgré des intervalles et des interruptions de longue durée, l’habitude puisse continuer l’effet des impressions qu’elle a produit sur nos sens, ainsi qu’il arrive à ceux qui habitent près des clochers. Chez moi, je loge dans une tour où, matin et soir,