Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/180

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de si près, ny que ie respecte plus.Ie viens de voir chez moy vn petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds, au seruice que luy deuoient les mains, qu’ils en ont à la vérité à demy oublié leur office naturel. Au demeurant il les nomme ses mains, il trenche, il charge vn pistolet et le lasche, il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il iouë aux cartes et aux dez, et les remue auec autant de dextérité que sçauroit faire quelqu autre : l’argent que luy ay donné, il l’a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main. I’en vy vn autre estant enfant, qui manioit vn’espee à deux mains, et vn’hallebarde, du ply du col à faute de mains, les iettoit en l’air et les reprenoit, lançoit vne dague, et faisoit craqueler vn fouet aussi bien que charretier de France.Mais on descouure bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu’elle faict en nos âmes, où elle ne trouue pas tant de résistance. Que ne peut elle en nos iugemens et en nos créances ? y a il opinion si bizarre : ie laisse à part la grossière imposture des religions, dequoy tant de grandes nations, et tant de suffisants personnages se sont veuz enyurez : car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s’y perdre, à qui n’y est extraordinairement esclairé par faueur diuine : mais d’autres opinions y en a il de si estranges, qu’elle n’aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé ? Et est tres-iuste cette ancienne exclamation : Non pudet physicum, id est speculatorem venatorémque naturæ, ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis ?

I’estime qu’il ne tombe en l’imagination humaine aucune fantasie si forcenée qui ne rencontre l’exemple de quelque vsage public, et par conséquent que nostre raison n’estaye et ne fonde. Il est des peuples où on tourne le doz à celuy qu’on saluë, et ne regarde l’on iamais celuy qu’on veut honorer. Il en est où quand le Roy crache, la plus fauorie des dames de sa Cour tend la main : et en autre nation les plus apparents qui sont autour de luy se baissent à terre, pour amasser en du linge son ordure. Desrobons icy la place d’vn compte.Vn Gentil-homme François se mouchoit tousiours de sa main, chose tres-ennemie de nostre vsage, défendant là dessus son faict : et estoit fameux en bonnes rencontres. Il me demanda, quel priuilege auoit ce salle excrément, que nous allassions luy apprestant vn beau linge délicat à le receuoir ; et puis, qui plus est, à l’empaqueter et serrer soigneusement sur nous.