Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/183

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

est pis, nous l’empaquetons ensuite et le serrons si précieusement sur nous ; qu’il y avait là de quoi donner mal au cœur, beaucoup plus que de voir s’en débarrasser n’importe où, comme nous agissons de toute chose malpropre. Je trouvai que son observation n’était pas complètement déraisonnable ; l’habitude m’avait empêché jusqu’alors de m’apercevoir de cette étrangeté, qui nous répugnerait profondément, si elle nous était présentée comme pratiquée dans un pays autre que le nôtre. — Les miracles résultent de notre ignorance des lois de la nature et ne vont pas à l’encontre ; mais l’habitude enlève à notre jugement la saine appréciation des choses. Les Barbares ne sont pas pour nous un sujet d’étonnement plus grand que nous ne le sommes pour eux, ni en moins d’occasions ; chacun en conviendrait si, après avoir réfléchi à tous ces exemples que nous présentent les temps passés et les pays lointains, il savait méditer sur ceux qu’il trouve dans son propre milieu et en raisonner judicieusement. La raison humaine est un mélange confus, où toutes les opinions, toutes les coutumes, de quelque nature qu’elles soient, trouvent également place ; elle embrasse une infinité de matières, sous un nombre infini de formes diverses. — Je reviens maintenant à mon sujet.

Il est des peuples où, sauf sa femme et ses enfants, personne ne parle au roi que par intermédiaires. — Chez une nation, les vierges montrent à découvert les parties du corps que la pudeur commande de dérober à la vue ; tandis que là même, les femmes mariées les couvrent et les cachent avec soin. — Ailleurs, on a la coutume, qui n’est pas sans rapport avec la précédente, de ne considérer la chasteté comme obligatoire que dans le mariage. Les filles peuvent se donner à leur gré ; se faire avorter au moyen de drogues spéciales, si elles deviennent enceintes, et cela au vu et au su de tout le monde. — Ailleurs, lorsqu’un marchand se marie, tous les marchands invités à la noce, couchent avec la mariée, avant le mari ; et, plus il y en a, plus il en résulte pour elle d’honneur et de considération pour son courage et son endurance. Il en est de même, si c’est un officier qui se marie, si c’est un noble, et ainsi des autres ; toutefois, si c’est un laboureur ou quelqu’un du bas peuple, c’est au seigneur qu’il appartient de coucher avec elle ; et ce faisant, chacun l’exhorte, à qui mieux mieux, à garder fidélité à son mari. — Dans certains pays, on trouve des maisons publiques de débauche où les hommes remplacent les femmes et où se pratiquent des mariages. — On en voit où les femmes vont à la guerre en même temps que leurs maris, et non seulement prennent part au combat, mais encore à l’exercice du commandement ; — où on ne porte pas seulement des bagues au nez, aux lèvres, aux joues, aux orteils des pieds, mais aussi des tiges d’or, parfois assez lourdes, qui se portent transperçant les extrémités des seins et les fesses ; — où, en mangeant, on s’essuie les doigts aux cuisses, aux bourses des organes génitaux, à la plante des pieds. — Il en existe où les enfants n’héritent pas, ce sont les frères et les neveux ; ailleurs, ce sont les