Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/189

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où dans les réunions qui accompagnent les festins, on use des enfants, et, sans distinction de parenté, on se les repasse les uns aux autres. — Il est des pays où on mange de la chair humaine. — Ici, c’est un devoir de piété de tuer son père arrivé à un certain âge ; ailleurs le père décide du sort des enfants encore dans le sein de leur mère, désignant ceux qu’il veut conserver et élever, et ceux qu’il voue à l’abandon et à la mort. — Dans des contrées, les maris qui sont vieux, prêtent, pour en user, leurs femmes à de plus jeunes ; dans d’autres, les femmes sont en commun, et cela sans que la moindre réprobation y soit attachée ; il en est même, où les femmes se font honneur d’orner le bord de leurs robes de belles touffes de laine ou de soie, dont le nombre marque celui des hommes qui les ont possédées. — N’est-ce pas par un effet de l’habitude que s’est constitué un état uniquement composé de femmes qui s’exercent au maniement des armes, s’organisent en armées et livrent bataille ? — N’est-ce pas elle qui, par le fait même des choses, apprend aux gens des dernières classes de la société ce dont les plus sages, avec toute leur philosophie, n’arrivent pas à se persuader ? nous savons en effet que des peuples ont existé, où non seulement tous avaient le dédain de la mort, mais qui fêtaient sa venue ; où les enfants, dès l’âge de sept ans, supportaient d’être fouettés jusqu’à en mourir, sans que leur visage reflétât la douleur qu’ils pouvaient ressentir ; où la richesse était à tel point méprisée, que le plus misérable habitant de la ville n’eût pas daigné se baisser pour ramasser une bourse pleine d’écus. — Nous connaissons des pays très fertiles, offrant toutes ressources pour faire bonne chère, où le pain, le cresson et l’eau étaient les mets les plus délicats dont il était fait ordinairement usage. — N’est-ce pas encore un fait d’habitude que ce miracle que, dans l’île de Chio, en sept cents ans, on ne cite pas une femme ou fille dont l’honneur ait été entaché ?

En somme, j’estime qu’il n’est rien que la coutume ne fasse ou qu’elle ne puisse faire ; et c’est avec raison que Pindare, m’a-t-on dit, l’appelle « la reine et l’impératrice du monde ». — Un quidam, rencontré battant son père, répondait que c’était la coutume de sa maison ; que son père avait de même battu son aïeul ; son aïeul son bisaïeul ; et, montrant son fils, il ajoutait : « Celui-ci me battra à mon tour, quand il sera arrivé à mon âge. » — Ce père, que son fils tiraillait et houspillait tout le long du chemin, arrivé à une certaine porte, lui intima de cesser, car, disait-il, lui-même n’avait traîné son père que jusque-là ; c’était la limite où prenaient fin les mauvais traitements dont, par tradition, les fils, dans la famille, usaient à l’égard des pères. — C’est aussi souvent par habitude, dit Aristote, que du fait qu’elles sont malades, des femmes s’arrachent les cheveux, rongent leurs ongles, mangent du charbon et de la terre ; et plus par coutume que par penchant naturel, que les mâles se mêlent aux mâles.

Les lois de la conscience dérivent plus des coutumes que de la nature ; notre attachement au gouvernement, au pays,