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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/205

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été que mises en mouvement, surchauffées, aigries par les discussions, et demeurent en nous ; impuissante, elle n’a pu produire l’effet attendu, mais elle nous a affaiblis ; nous ne pouvons davantage nous en débarrasser et nous ne retirons de son action que d’éprouver des douleurs internes sans fin.

Quoi qu’il en soit, la fortune pouvant toujours déjouer notre jugement, nous met parfois en présence de nécessités si absolues qu’il faut que les lois en tiennent compte ; et résister à admettre une innovation qui parvient à s’imposer par la violence, est une obligation dangereuse pour celui qui veut en tout et pour tout s’en tenir à son devoir et demeurer dans la règle ; elle le place dans une situation désavantageuse vis-à-vis de qui se donne toute liberté d’action, considère comme permis tout ce qui peut servir ses desseins, ne connaît pas de frein et n’a de loi que de faire ce qu’il croit avantageux. « Se fier à un perfide, c’est lui donner les moyens de nuire (Sénèque) », d’autant que les lois ordinaires d’un gouvernement à l’état normal, ne prévoient pas ces accidents extraordinaires ; faites pour un corps dont chacun des membres principaux satisfait à ses devoirs, elles supposent que tous, d’un commun accord, sont disposés à les respecter et à leur obéir ; leur fonctionnement naturel s’applique à un ordre de choses calme, grave, où chacun s’observe ; il est impuissant là où une licence et une violence effrénées se donnent carrière.

Cas où l’absolue nécessité semble imposer des modifications à l’ordre de choses existant. — On reproche encore maintenant à ces deux grands personnages de Rome, Octavius et Caton, d’avoir, lors des guerres civiles suscitées, l’une par Sylla, l’autre par César, exposé leur patrie à en arriver aux dernières extrémités, plutôt que de la secourir aux dépens de ses lois et de n’avoir rien changé à leur cours ordinaire. Dans ces cas d’absolue nécessité, où on ne peut que se maintenir, il serait en effet souvent plus sage de courber la tête et de céder un peu aux circonstances, plutôt que de s’obstiner à ne faire aucune concession ; en les déclarant toutes impossibles, on donne occasion à la violence de tout fouler aux pieds ; quand les lois ne peuvent ce qu’elles sont en droit d’exiger, mieux vaut qu’elles n’exigent que ce qu’elles sont en mesure d’obtenir. — C’est ce qu’ont fait celui qui ordonna qu’elles dormissent vingt-quatre heures ; cet autre qui prescrivit que pour cette fois, tel jour du calendrier serait considéré comme non avenu ; et aussi celui qui, du mois de juin, fit un second mois de mai. — Les Lacédémoniens eux-mêmes, pourtant si fidèles observateurs des lois de leur pays, gênés de ce qu’elles leur défendaient d’élire par deux fois, pour amiral, un même personnage, et la situation nécessitant que Lysandre fût maintenu dans cette charge, élurent amiral un certain Aracus, mais firent Lysandre surintendant de la marine. — Usant d’une subtilité semblable, un de leurs ambassadeurs, envoyé à Athènes, pour obtenir qu’une ordonnance fût modifiée et auquel Periclès objectait qu’il était interdit d’ôter, après inscription