Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/223

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médités contre eux, agissent sagement ; ils font croire que leur police est bien faite et que rien ne peut être entrepris contre eux, dont ils n’aient vent. — Le duc d’Athènes commit plusieurs maladresses au début de sa récente domination sur Florence ; la plus grande fut que, prévenu de conciliabules tenus contre lui par les mécontents, il fit mourir Matteo di Morozo, qui était l’un des leurs et le premier les lui avait dénoncés, dans la pensée que personne ne connaîtrait ces réunions et ne serait ainsi porté à croire que sa domination fût impatiemment supportée par quelques-uns.

Mourir vaut mieux parfois que d’être sous la menace continue dune fin tragique. — Je me souviens avoir lu autrefois l’histoire d’un haut personnage Romain qui, proscrit par les triumvirs, avait été assez habile pour échapper nombre de fois à ceux lancés à sa poursuite. Un jour, une troupe de cavaliers envoyés pour s’emparer de lui, passa, sans le découvrir, près d’un épais buisson où il était caché. Mais lui, en ce moment, songeant à la peine et aux difficultés qu’il avait, depuis si longtemps, pour se dérober aux recherches continues et minutieuses dont il était partout l’objet, au peu de plaisir qu’il pouvait espérer d’une pareille vie, se prit à penser qu’il était préférable d’en finir une bonne fois, que de demeurer toujours dans ces transes ; et sortant de sa cachette, lui-même rappela les cavaliers qui le cherchaient et se livra volontairement à leur merci, pour se débarrasser, eux et lui, de plus longs tracas. Se livrer soi-même à ses ennemis, est un parti un peu excessif ; je crois cependant qu’il vaut encore mieux en agir ainsi, que de demeurer constamment sous l’appréhension fiévreuse d’un accident inévitable. Toutefois, l’inquiétude et l’incertitude étant au fond de toutes les précautions que l’on peut prendre, le mieux encore est de se préparer courageusement à tout ce qui peut arriver et de tirer quelque consolation de ce que l’on n’est pas certain que cela arrivera.

CHAPITRE XXIV.

Du pédantisme.

Les pédants sont et ont été de tous temps méprisés et ridiculisés malgré leur savoir. — J’ai souvent souffert, en mon enfance, de toujours voir le pédant qui instruit la jeunesse, jouer dans les comédies italiennes un rôle grotesque, et le surnom de Magister ne pas avoir une signification beaucoup plus honorable chez nous ; du moment que nous leur sommes confiés, je ne pouvais moins faire que d’être affligé d’une telle réputation. Je cherchais bien à me l’expliquer par l’inégalité naturelle qui existe entre le