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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/231

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plement la restituer en la jetant à tous vents. C’est merveilleux combien sot est l’exemple que je choisis ; car n’est-ce pas là précisément ce que je fais moi-même, en majeure partie, pour la composition du présent ouvrage ? Je m’en vais grappillant de ci de là dans les livres les idées qui me plaisent ; non pour les garder, mon esprit n’en est pas capable, mais pour les transporter des livres des autres dans le mien, où, à vrai dire, elles ne sont pas plus de mon cru qu’à la place où je les ai prises. — Notre science, je crois, se réduit à celle du moment ; celle du passé nous est aussi étrangère que l’est celle de l’avenir ; mais ce qu’il y a de pire, c’est que les écoliers et aussi ceux auxquels ils enseigneront à leur tour, reçoivent de ces maîtres, sans se l’assimiler davantage, la science qui passe ainsi de main en main, à seule fin d’en faire parade, d’en entretenir les autres et d’en user tout comme on fait d’une monnaie qui n’a plus cours et qui n’est bonne qu’à servir de jetons pour calculer : « Ils ont appris à parler aux autres, mais non à eux-mêmes (Cicéron). » « Il ne s’agit pas de pérorer, mais de diriger le navire (Sénéque). » — La nature, pour montrer qu’il n’y a rien de barbare dans son œuvre, permet souvent que surgissent chez les nations où les arts sont le moins avancés, des productions de l’esprit qui défient les plus remarquables en leur genre. Le proverbe gascon, qui se dit des joueurs de cornemuse, et se trouve dans une de ces chansons qu’ils répètent en s’accompagnant de leur instrument : « Souffle peu ou beaucoup, qu’importe ; pourvu que tu remues les doigts, tout est là ! » s’applique parfaitement à ma thèse. Nous savons dire : « Cicéron parle ainsi » : « Platon avait coutume » : « Ce sont les propres termes qu’emploie Aristote » ; mais nous, que disons-nous nous-mêmes ? que pensons-nous ? que faisons-nous ? Un perroquet suffirait très bien à tenir notre place.

Exemple de ce Romain qui se croyait savant, parce qu’il avait des savants à ses gages. — Cette façon de faire me rappelle ce Romain, possesseur d’une grande fortune, qui s’était appliqué à recruter, et cela lui avait coûté fort cher, des personnes expertes en toutes les branches de la science ; il les avait continuellement près de lui ; et lorsque, se trouvant avec ses amis, il avait occasion de parler d’une chose ou d’une autre, ils suppléaient à ce qui lui faisait défaut, et étaient constamment prêts à lui fournir, l’un, une réplique, un autre, un vers d’Horace, chacun suivant sa spécialité. Il en était venu à croire que leur savoir était le sien, parce qu’il le tirait de gens à lui, comme font aussi ceux dont tout ce qu’ils savent est dans les bibliothèques somptueuses qu’ils possèdent. — Je connais quelqu’un qui, lorsque je lui demande quelque chose qu’il est réputé savoir, va immédiatement quérir un livre, pour me l’y montrer, et qui n’oserait me dire qu’il a le derrière galeux, si, sur-le-champ, il n’allait chercher au préalable, dans son dictionnaire, ce que c’est que galeux, et ce que c’est que derrière.