Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/239

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lettres, et qu’aujourd’hui encore on ne les trouve qu’exceptionnellement cultivées même par ceux qui siègent aux principaux conseils de nos rois. Si elles n’étaient en faveur par la jurisprudence, la médecine, la pédagogie et même la théologie qui nous mettent à même de nous enrichir, ce qui, en ces temps-ci, est la seule fin que nous nous proposions, nous les verrions indubitablement aussi délaissées que jadis. Quel dommage y aurait-il à ce qu’il en soit ainsi, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien agir ? « Depuis que l’on voit tant de savants, il n’y a plus de gens de bien (Sénéque). » À qui n’a pas la science de la bonté, toute autre science est préjudiciable.

Cette raison que je cherchais plus haut, ne proviendrait-elle pas également de ce qu’en France, l’étude telle que nous la pratiquons, n’ayant guère d’autre but que le profit que nous comptons en retirer, si nous défalquons ceux qui, par tempérament, préférant les charges honorifiques aux charges lucratives, s’adonnent aux lettres, et ceux qui les abandonnent au bout de peu de temps, y renonçant avant d’y avoir pris goût, pour exercer une profession qui n’a rien de commun avec les livres, il ne reste pour ainsi dire plus alors, pour se livrer uniquement à ces études, que les gens sans fortune, qui y cherchent des moyens d’existence ? Ces gens, tant par leur nature que par leur éducation première et les exemples qu’ils ont eus, ont l’âme du plus bas aloi et font mauvais usage de la science, laquelle ne peut ni éclairer une âme qui n’en est pas susceptible ni rendre la vue à celle qui n’y voit pas. Son objet n’est pas de se substituer à elle, mais de la dresser, de régler ses allures, et cela ne peut se faire que si elle est d’aplomb sur ses pieds et sur ses jambes et qu’ils soient capables de la porter. — La science est une drogue qui est bonne ; mais il n’est pas de drogue à même de résister à l’altération et à la corruption, si le vase qui la renferme est contaminé. Celui qui moralement a la vue claire, mais qui louche, voit le bien, mais passe à côté ; il voit la science et n’en use pas. — L’ordonnance la plus importante de Platon, dans sa République, est de « répartir les charges entre les citoyens, à chacun suivant sa nature ». La nature peut tout et ce qu’elle fait est de tous genres. Les boiteux sont impropres aux exercices du corps ; les âmes boiteuses, à ceux de l’esprit ; la philosophie est inaccessible aux âmes bâtardes et vulgaires. Quand nous voyons un homme mal chaussé, si c’est un cordonnier, nous disons que ce n’est pas étonnant ; il semble que de même nous voyons fréquemment des médecins qui, malades, suivent des traitements qui ne conviennent pas ; des théologiens n’être pas de mœurs irréprochables ; et, ce qui est à l’état d’habitude, des savants plus ignorants que le commun des mortels. — Ariston de Chio avait raison quand, anciennement, il disait que les philosophes sont nuisibles à ceux qui les écoutent, parce que la plupart des âmes ne sont pas susceptibles de tirer profit de semblables leçons qui, si elles ne font pas de bien, font du mal : « de l’école d’Aristippe, di-