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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/249

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d’une trompette, en sort plus aiguë et avec plus de portée ; il semble que de même la pensée, soumise dans son expression aux exigences de la poésie, en sorte plus nette et frappe plus vivement.

Mes facultés naturelles qu’en écrivant je mets ici à l’épreuve, me semblent fléchir sous la charge que je leur impose ; aussi ne vais-je qu’à tâtons dans les idées que je conçois et les jugements que je porte. Ma marche est chancelante ; à chaque instant je me heurte ou fais un faux pas ; et quand de la sorte je suis parvenu aussi loin que je le puis, je n’en suis pas plus satisfait, parce qu’au delà m’apparaissent encore, à travers la brume, des horizons que le trouble de ma vue ne me permet pas de démêler. — En entreprenant de parler indifféremment de tout ce dont il me prend fantaisie, en n’y employant que les moyens qui me sont propres et tels que je les reçus de la nature, si ma bonne fortune veut, comme cela arrive souvent, que je rencontre déjà traités par de bons auteurs ces mêmes sujets que j’entreprends de traiter moi aussi, je me trouve, ainsi que cela s’est produit tout récemment, en lisant dans Plutarque un passage de son ouvrage relatif à la puissance de l’imagination, si faible et si chétif, si lourd et si endormi vis-à-vis de ces maîtres, que je me fais pitié à moi-même et me prends à dédain. Pourtant, je suis assez heureux pour constater que souvent ma manière de voir a le mérite de se rencontrer avec la leur, et que, bien que demeurant fort en arrière, je marche cependant sur leurs traces. Je me concède aussi cet avantage que tout le monde n’a pas, de connaître l’extrême différence qu’il y a entre eux et moi ; et nonobstant, je laisse subsister les productions de mon imagination, telles qu’elles sont sorties de ma tête, si faibles, si inférieures soient-elles, sans en masquer ni en corriger les défauts que ce rapprochement avec les mêmes sujets, traités par ces auteurs, a pu me révéler.

Il faut être bien sur de soi, pour marcher de pair avec ces gens-là. Les écrivains de nos jours qui, sans scrupule, insèrent dans leurs ouvrages sans valeur, des passages entiers de ces auteurs anciens pour se faire honneur, arrivent à un résultat tout opposé ; l’éclat de leurs emprunts établit une telle différence avec ce qui leur est propre qui en devient si pâle, si terne et si laid, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. Chez les anciens, ces deux manières de faire, si opposées l’une à l’autre, tout tirer de son propre fond ou exploiter celui d’autrui, se pratiquaient déjà : Chrysippe le philosophe intercalait dans ses livres non seulement des fragments, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs ; dans l’un entre autres, se trouve reproduite in extenso la Médée d’Euripide ; si bien qu’Apollodore disait de lui que si on retranchait de ses œuvres ce qui ne lui appartenait pas, il ne resterait que du papier blanc. Épicure, au contraire, dans les trois cents volumes qu’il a laissés, n’a pas inséré une seule citation.

L’autre jour, je suis tombé sur un passage d’un de nos écrivains, ainsi emprunté à l’un des meilleurs auteurs de l’antiquité ; j’avais