Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/259

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l’instruction soit à peu près en rapport avec le temps passé à l’école. À celui dont nous nous occupons spécialement ici, son maître ne demandera pas seulement compte des mots de sa leçon, mais encore de leur signification, ainsi que de la morale à tirer du sujet étudié ; il jugera du profit qu’il en retire, non par les preuves qu’il donnera de sa mémoire, mais par sa façon d’être dans le courant de la vie. Ce qu’il vient de lui apprendre, il le lui fera envisager sous cent aspects divers et en faire l’application à autant de cas différents, pour voir s’il a bien compris et se l’est bien assimilé, employant, pour s’en rendre compte, des interrogations telles que, d’après Platon, Socrate en usait dans ses procédés pédagogiques. C’est un indice d’aigreur et d’indigestion que de rendre la viande telle qu’on l’a avalée ; et l’estomac n’a pas satisfait à ses fonctions, s’il n’a pas transformé et changé la nature de ce qu’on lui a donné à triturer. — Notre intelligence, dans le système que je condamne, n’entre en action que sur la foi d’autrui ; elle est comme liée et contrainte d’accepter ce qu’il plaît à d’autres de lui enseigner ; les leçons qu’elle en reçoit ont sur elle une autorité à laquelle elle ne peut se soustraire, et nous avons été tellement tenus en lisière, que nos allures ont cessé d’être franches, que notre vigueur et notre liberté sont éteintes : « Ils sont toujours en tutelle (Sénèque). »

J’ai connu particulièrement, à Pise, un homme de bien partisan d’Aristote au point qu’il érigeait à hauteur d’un dogme : « Que la pierre de touche, la règle de conduite de tout jugement sain et de toute vérité, sont qu’il soit conforme à sa doctrine ; que hors de là, tout n’est que néant et chimères ; que ce maître a tout vu, et tout dit ». Cette proposition, interprétée un peu trop largement et méchamment, a compromis autrefois, pendant longtemps et très sérieusement, son auteur auprès de l’inquisition de Rome.

L’élève ne doit pas adopter servilement les opinions des autres et n’en charger que sa mémoire ; il faut qu’il se les approprie, et les rende siennes. — On soumettra tout à l’examen de l’enfant, on ne lui mettra rien en tête, d’autorité ou en lui demandant de croire sur parole. L’enfant ne tiendra de prime abord aucuns principes comme tels, pas plus ceux d’Aristote que ceux des Stoïciens ou des Épicuriens ; on les lui expliquera tous, il les jugera et choisira s’il le peut ; s’il ne peut choisir, il demeurera dans l’indécision, [1] car il n’y a que les fous qui soient sûrs d’eux-mêmes et ne soient jamais hésitants : « Aussi bien que savoir, douter a son mérite (Dante) » ; et alors, si par un effet de sa raison il vient à embrasser les opinions de Xénophon et de Platon, elles cesseront d’être les leurs et deviendront siennes. Qui s’en rapporte à un autre, ne s’attache à rien, ne trouve rien, ne cherche même pas. « Nous n’avons pas de roi, que chacun se conduise par lui-même (Sénèque) » ; ayons au moins conscience que nous savons. Il ne s’agit pas pour l’enfant d’apprendre leurs préceptes, mais de se pénétrer de leurs opinions ; il peut sans inconvénient oublier d’où il les tient, pourvu qu’il ait su se les approprier. La vérité et la raison

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