Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/261

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sont du domaine de tous ; elles ne sont pas plus le propre de celui qui le premier les a dites, que de ceux qui les ont répétées après lui ; ce n’est pas plus d’après Platon que d’après moi, que telle chose est énoncée, du moment que lui et moi la comprenons et la voyons de la même façon. Les abeilles vont butinant les fleurs de côté et d’autre, puis elles confectionnent leur miel, et ce miel n’est plus ni thym, ni marjolaine ; c’est du miel qui vient exclusivement d’elles. Il en sera de même des emprunts faits à autrui ; l’enfant les pétrira, les transformera, pour en faire une œuvre bien à lui, c’est-à-dire pour en former son jugement, dont la formation est le but unique de son éducation, de son travail et de ses études. Tout ce qui a concouru à cette formation doit disparaître, on ne doit voir que le résultat qu’il en a obtenu. Ceux qui pillent le prochain, qui empruntent, étalent les constructions qu’ils ont élevées ou achetées et non ce qu’ils ont tiré d’autrui ; vous ne voyez pas les honoraires reçus par ceux qui rendent la justice, mais seulement les alliances qu’ils contractent, les belles positions qu’ils donnent à leurs enfants ; nul ne livre à la connaissance du public le détail de ses revenus ; tout le monde montre au grand jour les acquisitions qu’il fait.

Le bénéfice de l’étude est de rendre meilleur ; ce qu’il faut, c’est développer l’intelligence ; savoir par cœur, n’est pas savoir ; tout ce qui se présente aux yeux doit être sujet d’observations. — Le bénéfice que nous retirons de l’étude, c’est de devenir meilleur et plus raisonnable. C’est, disait Epicharme, l’entendement qui voit et qui entend ; c’est par l’entendement que nous mettons tout à profit, c’est lui qui organise, qui agit, qui domine et qui règne ; toutes nos autres facultés sont aveugles, sourdes et sans âme. Nous le rendons servile et craintif, en ne lui laissant pas la liberté de faire quoi que ce soit de lui-même. Quel maître a jamais demandé à son disciple ce qu’il pense de la rhétorique et de la grammaire, ou de telle ou telle maxime de Cicéron ? On nous les plaque, toutes parées, dans la mémoire ; on nous les donne comme des oracles, auxquels on ne saurait changer ni une lettre, ni une syllabe. Savoir par cœur, n’est pas savoir ; c’est retenir ce qui a été donné en garde à la mémoire. Ce qu’on sait effectivement, on en dispose, sans consulter le maître du regard, sans avoir besoin de jeter les yeux sur son livre. Triste science que celle qui est tout entière tirée des livres ; elle peut servir à nous faire briller, mais n’est d’aucune solidité ; Platon nous le dit : « La fermeté, la foi, la sincérité constituent la vraie philosophie ; toute science autre, qui a d’autres visées, n’est que fard tout au plus propre à donner un éclat trompeur. » Je voudrais voir ce qu’obtiendraient Le Paluel et Pompée, ces beaux danseurs de notre époque, s’ils nous enseignaient à faire des cabrioles, rien qu’en en exécutant devant nous qui ne bougerions pas de nos places ; ceux qui veulent développer notre intelligence sans la mettre en mouvement, en agissent de même ; peut-on nous enseigner à