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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/283

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vois d’autre remède, fût-il fils de duc, que d’en faire un pâtissier dans une de nos bonnes villes, suivant à son égard le précepte de Platon : « Qu’il faut établir les enfants, non selon les facultés de leur père, mais selon celles de leur âme. »

La philosophie est de tous les âges. — Puisque la philosophie est la science qui nous apprend à vivre, et que, comme les autres âges, l’enfance y a sa leçon, pourquoi ne la lui communiquerait-on pas ? « L’argile est molle et humide, vite, hâtons-nous ; et, sans perdre un instant, façonnons-la sur la roue (Perse). » On nous apprend à vivre, quand notre vie s’achève. Cent écoliers sont atteints du mal vénérien, qu’ils n’en sont pas encore arrivés à la leçon d’Aristote sur la tempérance. Cicéron disait qu’alors qu’il vivrait deux vies humaines, il ne perdrait pas son temps à étudier les poètes lyriques ; les ergoteurs de nos jours, beaucoup plus ennuyeux, sont tout aussi inutiles. Notre enfant est plus pressé encore ; il ne doit demeurer aux mains des pédagogues que jusqu’à sa quinzième ou seizième année ; passé cet âge, il se doit à l’action. Employez donc ce temps qui est si court, à lui apprendre ce qui est nécessaire ; laissez de côté ces subtilités ardues de la dialectique, qui sont sans effet favorable sur notre vie et sont abusives ; bornez-vous aux préceptes les plus simples de la philosophie, sachez les choisir et les traiter comme il convient en vue du but que vous vous proposez ; ils sont plus faciles à comprendre qu’un conte de Boccace ; un enfant, au sortir du sein de sa nourrice, est capable d’en saisir le sens, bien mieux que d’apprendre à lire et à écrire ; la philosophie a des règles pour l’homme en bas âge, comme sur son déclin.

Je pense comme Plutarque quand il dit qu’Aristote n’employa pas tant le temps de son illustre élève à lui faire composer des syllogismes ou résoudre des problèmes de géométrie, qu’à lui donner de sages principes sur la vaillance, la prouesse, la magnanimité, la tempérance et à le mettre au-dessus de toute crainte ; et, ainsi nanti, il l’envoya, encore enfant, à la conquête de l’empire du monde, n’ayant pour tout moyen d’action que 30.000 fantassins, 4.000 chevaux et 42.000 écus. Les autres arts et sciences, ajoute Plutarque, Alexandre les honorait et reconnaissait ce qu’ils avaient de bon et d’agréable ; mais le peu de plaisir qu’il y prenait ne permet guère de conclure qu’il fût porté à s’y adonner.

« Jeunes gens et vieillards, tirez de là des conclusions pour votre conduite ; faites-vous des provisions pour les rigueurs de l’hiver (Perse). » C’est cela même que dit Epicures, au début de sa lettre à Meniceus : « Si jeune qu’il soit, que nul ne se refuse à pratiquer la philosophie, et que les plus vieux ne s’en lassent pas. » Qui en agit autrement semble dire que le temps n’est pas encore venu pour lui de vivre heureux, ou que ce temps est passé. — Pour lui donner cet enseignement, je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon ; je ne veux pas qu’on l’abandonne aux colères et aux mélancolies d’un maître d’école furibond ; je ne veux pas corrompre son esprit, en