Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/300

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

choses, qui estoient ses mignons : les autres λογοφίλους, qui n’auoyent soing que du langage. Ce n’est pas à dire que ce ne soit vne belle et bonne chose que le bien dire : mais non pas si bonne qu’on la faict, et suis despit dequoy nostre vie s’embesongne toute à cela. Ie voudrois premièrement bien sçauoir ma langue, et celle de mes voisins, où i’ay plus ordinaire commerce.C’est vn bel et grand agencement sans double, que le Grec et Latin, mais on l’achepte trop cher. Ie diray icy vne façon d’en auoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes ; s’en seruira qui voudra. Feu mon père, ayant faict toutes les recherches qu’homme peut faire, parmy les gens sçauans et d’entendement, d’vne forme d’institution exquise ; fut aduisé de cet inconuenient, qui estoit en vsage : et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause, pourquoy nous ne pouuons arriuer à la grandeur d’ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. Ie ne croy pas que c’en soit la seule cause. Tant y a que l’expédient que mon père y trouua, ce fut qu’en nourrice, et auant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à vn Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tresbien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu’il auoit fait venir exprès, et qui estoit bien chèrement gagé, m’auoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi auec luy deux autres moindres en sçauoir, pour me suiure, et soulager le premier : ceux-cy ne m’entretenoient d’autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c’estoit vne règle inuiolable, que ny luy mesme, ny ma mère, ny valet, ny chambrière, ne parloient en ma compagnie, qu’autant de mots de Latin, que chacun auoit appris pour iargonner auec moy. C’est merueille du fruict que chacun y fit : mon père et ma mère y apprindrent assez de Latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance, pour s’en seruir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui estoient plus attachez à mon seruice. Somme, nous nous latinizames tant, qu’il en regorgea iusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l’vsage, plusieurs appellations Latines d’artisans et d’vtils. Quant à moy, i’auois plus de six ans, auant que l’entendisse non plus de François ou de Perigordin, que d’Arabesque : et sans art, sans liure, sans grammaire ou précepte, sans fouet, et sans larmes, i’auois appris du Latin, tout aussi pur que mon maistre d’escole le sçauoit : car ie ne le pouuois auoir meslé ny altéré. Si par essay on me vouloit donner