Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/323

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qui tombe, et ne nous tient que dans une partie de nous-mêmes. La chaleur de l’amitié s’étend à tout notre être, elle est universelle mais tempérée et toujours égale ; c’est une chaleur constante et paisible, souverainement douce et délicate, qui n’a rien d’âpre, rien d’excessif. L’amour, c’est par-dessus tout un désir violent de ce qui nous fuit : « Tel le chasseur poursuivant un lièvre par la chaleur et par le froid, à travers montagnes et vallées ; il le désire tant qu’il fuit ; l’a-t-il atteint, il le dédaigne (l’Arioste). » Quand l’amour revêt les formes de l’amitié, ce qui se produit lorsque l’accord des volontés s’est établi, il faiblit et tombe en langueur ; la jouissance l’éteint parce que son but est charnel et que la satiété l’apaise. L’amitié, au contraire, s’accentue avec le désir qu’on en a ; elle s’élève, se développe et s’accroît par la jouissance, parce qu’elle est d’essence spirituelle et que l’usage affine l’âme. Concurremment avec cette parfaite amitié, j’ai autrefois connu ces affections passagères, sur lesquelles je n’insisterai pas pour la raison que dépeignent trop bien les vers que je viens de citer ; ces deux passions je les ai éprouvées, simultanément, à la connaissance l’une de l’autre, mais sans jamais qu’elles entrent en parallèle : la première pleine de noblesse, se maintenant toujours dans les régions élevées, dédaigneuse de l’autre qui passait presque inaperçue loin, bien loin au-dessous d’elle.

Quant au mariage, outre que c’est un marché dont l’entrée seule est libre et dépendante de notre volonté, tandis que sa durée indéfinie nous est imposée, il se conclut généralement en vue de fins tout autres et mille incidents étrangers, qui éclatent à l’improviste, s’y mêlent et suffisent pour y troubler le cours de la plus vive affection et rompre le fil auquel elle tient ; tandis que lorsqu’il s’agit d’amitié, rien autre n’intervient, il n’est question que d’elle, d’elle seule. À quoi s’ajoute que les femmes ne sont vraiment pas, d’ordinaire, à même de prendre part aux discussions et échanges d’idées, pour ainsi dire nécessaires à l’entretien de ces relations d’ordre si élevé que crée l’amitié ; leur âme semble manquer de la fermeté indispensable pour soutenir l’étreinte de ce sentiment dont la durée est sans limite et qui nous unit si fort. Sans cela, s’il pouvait se former avec une femme, librement et de notre plein gré, une semblable liaison dans laquelle non seulement l’âme éprouverait cette pleine jouissance mais où le corps trouverait lui aussi satisfaction, où chacun serait de la sorte engagé tout entier, corps et âme, il est certain que l’amitié y aurait au plus haut degré son plein effet ; mais il n’est pas d’exemple que la femme soit capable d’en arriver là ; et,[1] d’un commun accord, toutes les écoles philosophiques de l’antiquité ont conclu que cela ne se pouvait pas.

Les unions contre nature, admises chez les Grecs, y tendaient parfois. — Cet autre genre de débauche contre nature qui était admis chez les Grecs, mais que nos mœurs réprouvent avec juste raison, nécessitant chez ceux qui s’y livraient une

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